« Pourquoi Mohammed Arkoun dérange » (Rachid Benzine)
« Le chercheur algérien, montré du doigt dans plusieurs pays arabes, invite à une relecture du Coran à la lumière de la science, passant le religieux au filtre de la raison critique. Contrairement à ses détracteurs, il ne développe pas une « pensée contre la religion », mais une pensée autre de la religion.
Mohammed Arkoun n’est pas de ceux qui laissent indifférent. Le professeur d’histoire de la pensée du monde méditerranéen a été, tout au long de sa carrière universitaire, au cœur de nombreux débats, dans des pays musulmans comme en Europe.
Celui qui se définit comme « chercheur-penseur-enseignant » a été souvent incompris, mal compris ou rejeté. Les gestionnaires du sacré, les responsables politiques, sans oublier les entrepreneurs du religieux n’hésitent pas à mener contre lui des attaques d’une grande virulence, loin des considérations scientifiques. Pourquoi dérange-t-il à ce point ? En quoi est-il « dangereux », si tant est qu’il le soit ? Cette réticence à l’entendre n’est-elle pas le fruit d’abord d’une incompréhension de son discours ou une forme d’hommage à un esprit indépendant ?
Une islamologie appliquée
Les premiers à être bousculés, ce sont les savants traditionnels ou toutes les personnes qui, à un titre ou à un autre, ont construit leur carrière professionnelle dans le champ du religieux. Arkoun leur demande de rendre compte de leur savoir, des méthodes utilisées pour l’acquérir, l’interpréter, l’enseigner et le transmettre. Ce faisant, il met en cause, bien évidemment, les affirmations autoritaires et dogmatiques d’une vérité religieuse intouchable.
Face à leur discours, il propose de l’« islamologie appliquée », une discipline qu’il a initiée et qui se démarque de l’islamologie classique. Cette dernière a ses mérites, mais elle reprend la tradition sans réfléchir au statut cognitif et pragmatique de l’expression de la foi et des croyances. C’est pourtant l’exigence et le défi pour le croyant dans la cité moderne.
En effet, les études islamiques ne peuvent plus ne pas tenir compte de l’acquis des sciences de l’homme et de la société. Lorsqu’on tient un discours sur le texte révélé, qu’on utilise les textes de la tradition, qu’on traite de la croyance, il convient d’être clair quant au registre auquel on fait appel, et sur les outils critiques auxquels on a recours ou pas. Toute approche religieuse et croyante a, bien entendu, sa légitimité. Mais elle doit afficher clairement ses présupposés. Elle doit être capable de rendre compte de ses manières d’étudier, de connaître et d’interpréter les textes.
Le XXe siècle a connu un formidable développement des sciences humaines, notamment celles qui touchent à l’étude des textes : histoire, archéologie, linguistique, théories du discours… Il s’agit de méthodes qui font appel à des critères scientifiques identifiables par tous, même quand ils sont discutés entre chercheurs. Les ignorer, ne pas accepter d’y avoir recours, ne serait-ce que pour « tester » leur pertinence, est devenu inacceptable. Car cette attitude revient justement à vouloir rester dans l’ignorance, à cultiver l’obscurantisme. A quelle fin ? Souvent pour conserver un pouvoir sur les masses et sur les consciences, conserver des privilèges divers.
On comprend que les responsables politiques soient aussi dans l’embarras avec Arkoun. Comment s’afficher avec un tel homme quand les peuples réclament de l’émotion religieuse, de la piété, des réponses et surtout pas des questions ? Le regard « distancié » d’Arkoun sur le fait religieux, le religieux passé au filtre de la raison critique, voilà des approches qui inquiètent. Aujourd’hui, le « terrain » de la plupart des sociétés majoritairement musulmanes n’est pas prêt à accueillir un tel discours.
Mohammed Arkoun souligne depuis longtemps que, dans toute société, l’accès à la connaissance, à la compréhension et à l’interprétation est très inégalement réparti. Cette inégalité est vraie chez les croyants et les autres. Mais c’est un point particulièrement important pour les premiers. Car ils sont dépendants d’une classe de savants ou de supposés tels (aujourd’hui les savants traditionnels sont en plus supplantés par des idéologues pieux qui masquent leurs manques de connaissance sous un pur autoritarisme dogmatique sans concession).
Une ignorance institutionnellement organisée
Il faut bien comprendre que dans toutes les religions, depuis que celles-ci se sont développées au cours de l’Histoire humaine, les enjeux de la croyance se sont trouvés (et restent) liés à des situations où la masse des croyants éprouve de la crainte en face de ceux qui, selon des modalités différentes, représentent un « clergé », un corps particulier de détenteurs et d’interprètes du savoir religieux.
La majorité des croyants, qui n’est pas en mesure de se confronter à des outils de vérification et de connaissance critique, est ainsi soumise au mieux à des interprètes parfois cultivés mais d’une culture entièrement traditionnelle, au pire à de dangereux manipulateurs incultes. La croyance, telle qu’elle est dispensée, dépend et relève aujourd’hui de l’idéologie des États musulmans : c’est ce que Mohammed Arkoun dénonce quand il parle de l’« ignorance institutionnellement organisée ».
Quant aux croyants, Arkoun les invite à faire des lectures critiques de tous les discours, y compris du discours coranique dès lors qu’il s’agit de discours qui se sont déployés dans d’autres époques, d’autres espaces, et notamment en des temps où les sciences étaient autres. Il ne conteste pas qu’il puisse y avoir des éléments considérés comme éternels dans les textes de la tradition musulmane, à commencer par le discours coranique (même s’il tient personnellement à une position neutre de chercheur sur ce point). Par « lecture critique », l’historien ne veut pas dire « acte de démolition », comme certains l’en accusent, mais « une lecture qui réfléchit » sur les conditions de production du texte, de la naissance de la tradition, etc.
Arkoun développe non pas une « pensée contre la religion », mais une pensée autre de la religion. Une pensée libératrice qui applique aux systèmes de pensée et de croyance trois opérations : la critique, le déplacement et le dépassement.
Transgresser , d’abord, les limites des clôtures dogmatiques. Ensuite, les déplacer vers les espaces d’intelligibilité ouverts par des révolutions scientifiques successives. Enfin, dépasser les stratégies de connaissance et d’interprétation qui, jusqu’à nos jours, ont participé au maintien de systèmes juridiques dont les fondements philosophiques et théologiques sont ébranlés.
Il rejoint ainsi les propos du philosophe français Michel Foucault : « Le problème n’est pas de changer la conscience des gens ou ce qu’ils ont dans la tête, mais (de changer) le régime politique, économique, institutionnel de production de la vérité. »
Un refus du « prêt à croire et obéir »
Alors qu’il fait l’objet de condamnations sans appel de la part de ceux qui dénoncent son travail, Arkoun prône la discussion avec le plus grand nombre, persuadé que des hommes de bonne volonté peuvent faire ensemble des progrès vers la défense et le respect de ce qu’il appelle « les droits de l’esprit ».
« Je recherche l’échange et les parcours cognitifs solidaires avec tous les croyants et toutes les expressions de la foi religieuse, ainsi qu’avec ceux qui ne croient pas », explique-t-il. Il aime particulièrement échanger avec des croyants qui font passer au premier plan l’expérience spirituelle du divin.
Mais, là aussi, il fait preuve d’exigence à l’égard de ses interlocuteurs, car l’expérience intime propre à chaque parcours personnel enferme facilement le sujet dans son régime spécifique de vérité, au point de le rendre sourd aux questions du reste du monde sur les mots qu’il emploie et les articulations de sens à l’œuvre aussi chez lui. L’expérience spirituelle ou « soufie » a besoin, elle aussi, d’être prise en charge par le chercheur-penseur, afin de l’intégrer au même effort d’intelligibilité d’une condition humaine soumise aux mêmes limites, aux mêmes dérives, aux mêmes échecs… L’expérience religieuse n’est pas au-dessus de la condition commune des hommes.
Inlassablement, Mohammed Arkoun poursuit ainsi un travail de dévoilement et d’explicitation de tous les implicites vécus, heureux ou malheureux, vrais ou faux, justes ou injustes, modernistes ou régressifs, qui peuvent demeurer hors d’atteinte de la conscience critique. Oui, cet homme dérange, car il empêche les croyants de s’installer dans la facilité, dans le « prêt à croire » et le « prêt à obéir ». Il réhabilite leur liberté de penser pour croire autrement face au joug imposé depuis trop longtemps par les gestionnaires du sacré et les responsables politiques. »
Source : « Pourquoi Mohammed Arkoun dérange », Saphirnews, 5 octobre 2010