Prêche #61 « Divines blessures » (Marie-Laure Bousquet, 7 février 2025)
Je ne suis qu’un homme comme vous. (Coran 18 : 110)
Il semblerait que la notion « d’infaillibilité/impeccabilité prophétique » (ismat) se soit imposée au cours du temps dans l’histoire des divers courants de pensée au sein du monde musulman. Cependant, si l’on consulte « le dictionnaire du Coran » (1), l’article qui en fait le résumé précise que le Coran « n’évoque pas ce thème ». Le verset 110 de la sourate 18 , tout comme le verset 6 de la sourate 41 sont souvent cités pour infirmer la thèse de cette ismat prophétique.
Dans ces deux versets, le mot arabe utilisé pour dire « un homme », « un être humain », « un être charnel », est bashar, de la racine bashara qui se rencontre avec tous ses dérivés 129 fois dans le texte coranique. « Se réjouir de, porter une bonne nouvelle, avoir un rapport charnel, rechercher la jouissance » en sont les sens donnés par M. Gloton dans son lexique coranique (2). Le mot bashar signifie « peau », « épiderme », « forme humaine », « personne », « individu ». Il y a du sexuel et du mortel dans cette racine richement réjouissante pour désigner tout être humain fait de chair et de sang. Et il y a dans le début de ces versets 18 : 110 et 41 : 6 comme une mise en garde prophétique teintée de pudeur, pourrait-on dire, car la suite du verset dévoile que cet humain « comme tout le monde »…. porte l’immense fardeau spirituel de « mêler sa chair et son sang au Coran » (3) comme le dit Abd-lu-Misri, pour transmettre la parole divine . Cette irrigation réciproque fait du prophète un exemple à la fois de confiance en Dieu inébranlable et d’humaine vulnérabilité. Ces versets portent à chercher dans le Coran des exemples de cette alliance prophétique .
Du vulnérable
L’O.C.D.E. (organisation de coopération et de développement économique), définit ainsi la vulnérabilité : elle « constitue notre originelle condition humaine, ontologique, psychologique et éthique. Elle est une structure d’existence commune universellement partagée. Son étymologie latine donne le sens de blesser/blessure. Sensibilité qui s’expose et expose à une situation de faiblesse à partir de laquelle l’intégrité d’un être risque d’être affectée. Mais dans le même temps cette fragilité faîte de délicatesse et d’incertitude est aussi résistance, ouverture, joie et courage dans la prise de risque de se mettre à nu, /à découvert, et même pour certains de sagesse. »(4) Il s’agit donc d’une blessure à vif qui porte en elle la force, la puissance, la capacité d’y résister, avec l’aide d’Allah.
Si l’on suit la tradition qui fait d’Adam le premier prophète « envoyé », le couple adamique serait le symbole de cette vulnérabilité inhérente à notre humanité par leur geste de couvrir, la prise de conscience de leur nudité, d’un manteau de pudeur, mot qui, en arabe, se dit haia, comme le mot vie : geste de protection de ce vêtement/sentiment qui fait corps avec nous.
Pour illustrer cette vulnérabilité prophétique, certains moments particulièrement bouleversants d’humanité à nos yeux dans la vie d’Abraham, de Moïse, de Mohamed et de Marie seront médités ici.
Un Abraham in-tranquille
Désigné comme « ami intime » d’Allah (sourate 4 : 125), il représente une recherche personnelle de la foi, en quête de son en-seigneur, comme le rapportent les versets 75 à 79 de la sourate 6. Observant les corps célestes et découvrant qu’ils ne sont que passagers, il dit ceci :
Je n’aime pas ce qui disparaît. (Coran 6 : 75)
Cela sous-entendrait qu’il a l’intuition du divin, de ce qui ne passe pas/ne disparaît pas, en hanif ou monothéiste originel/ théotrope (traduction M; Gloton). Allah fait de lui un « imam, modèle, guide » pour l’humanité. Prophète exemplaire dont la confiance en Allah paraît sans faille et lui donne le courage de transgresser les lois de ses ancêtres idolâtres et d’en briser les divinités au risque de sa vie.
Mon en-seigneur, montre-moi comment tu ressuscites les morts. Il (Allah) dit : n’as-tu pas foi ? Il dit : si mais pour que mon cœur s’apaise. (Coran 2 : 260)
Est-ce grâce à sa proximité avec Allah qu’il ose demander à voir et par ce regard, passer le seuil de l’invisible, comme s’il demandait à Allah de lui montrer la preuve de son existence. Il a donc besoin d’être rassuré, rasséréné devant l’énigme de la résurrection des morts en laquelle il est demandé à tout croyant de croire. L’inquiétude au cœur, comme un léger doute qui le tourmente, fait d’Abraham le porte-voix bouleversant de toutes nos âmes in-tranquilles qui ont au fond du cœur la même demande et qui, ainsi nous emplit d’une gratitude immense pour ce prophète qui nous aide à creuser nos propres chemins d’in—certitude.
Un Moïse à l’épreuve des mots
Moïse est le prophète le plus souvent cité dans le Coran. Cette importance quantitative s’expliquerait, d’après le dictionnaire coranique mentionné plus haut, par le rapprochement que l’on pourrait faire » entre le contenu doctrinal de son enseignement et la mission et la courbe de vie du prophète Muhamed ».
Entre l’enfant sauvé des eaux par le courage exceptionnel de deux femmes, sa mère et la femme de pharaon, figure du devoir de révolte face à son époux, et le meurtrier fugitif obligé de s’exiler pour échapper à la mort ; entre le retour vers son peuple et la révélation au buisson ardent ; entre le face à face avec pharaon et le passage de la mer rouge ; entre la traversée du désert et le face à face au mont Sinaï ; entre l’endurance face aux révoltes et tergiversations de son peuple et sa mort au seuil de la terre promise par Allah, Moïse fait figure de prophète à la fois immense et fragile dans son parcours vertigineux. On pourrait en donner une illustration dans trois moments en particulier : celui de son initiation, celui du face à face avec pharaon et celui de la révélation au Sinaï.
L’initiation
C’est dans la sourate 18, versets 60 à 82 qu’est rapportée cette initiation où Moïse, en quête du « confluent des deux mers », rencontre un guide nommé « Al-Khadir, le verdoyant » par la tradition, pour lui enseigner « les voies de la Providence », pourrait-on dire. Silence et patience sont exigés de lui au cours de cet enseignement. Or Moïse passe outre à l’un et l’autre, car ulcéré par ce qu’il voit comme des agissements scandaleux, injustes, irrationnels à ses yeux, fait preuve d’indiscipline, d’impatience et d’incompréhension en posant des questions teintées d’impertinence. Le guide lui rappelle chaque fois qu’il savait que Moïse serait incapable de faire preuve de la patience requise pour cette initiation et lui en dévoile le sens caché et providentiel, au confluent de ces deux mers que sont « les yeux de chair et les yeux de feu »(5).
Le face à face avec pharaon
Existe-t-il une tension entre des extrêmes plus terrible que celle où se trouve Moïse lorsqu’il entend Allah lui dire de se présenter devant pharaon et de prendre la parole pour l’inviter à reconnaître Allah, c’est-à-dire à faire qu’un tyran dont l’orgueil outrepasse toutes les limites du droit de vie et de mort sur son peuple abandonne le pouvoir de se prendre lui-même pour Dieu. S’il est une faiblesse connue d’Allah concernant Moïse, c’est celle de sa difficulté à parler avec aisance. C’est comme si Allah lui demandait de puiser dans cette vulnérabilité le courage de la surmonter. Aussi, Moïse, rempli d’inquiétude, prononce ces versets magnifiques de désarmante simplicité :
Mon en-seigneur, dilate ma poitrine et facilite ma propre décision, délie le nœud de ma langue afin qu’ils comprennent mes dires, et pour moi désigne un affilié, Aaron mon frère. Par lui, accrois ma force et associe-le à ma mission. (Coran 20 : 25-32)
Il a besoin de l’aide de son frère pour l’assister et le soutenir dans ce moment de risque majeur. Allah accède à cette demande et les rassure de sa Présence à leurs côtés. Ils doivent, malgré les craintes qui les habitent, garder confiance en Lui pour que les mots d’un échange possible puissent passer les lèvres de ce prophète atteint de bégaiement.
La révélation au Sinaï : « Ecouter/Voir » (6)
C’est au Sinaï, dans un face à face avec Allah que Moïse demande à le Voir. Cette requête est-elle le fruit d’une audace extrême ou bien d’une inquiétude profonde ou bien des deux, toujours-est-il qu’elle n’est pas exaucée, mais qu’il lui est dit de regarder la montagne être pulvérisée et qu’il tombe foudroyé. Ainsi, c’est dans un moment d’intense proximité avec la parole d’Allah que le désir fou de Voir Celui qui la profère lui fait dire :
Montre-toi que je te regarde. (Coran 7 : 143)
Ecouter/voir en même temps ressemble à la fusion nucléaire d’une parole incandescente qui met le feu aux yeux qui écoutent et que même un prophète ne peut soutenir. Sans faillir.
Un Muhammad à coeur ouvert
Cette parole incandescente qui met le feu aux yeux qui en écoutent la voix, est qualifiée dans le Coran de taquiilan dans la sourate 73 : 5 :
Vraiment, nous allons projeter sur toi un dire de poids. (Coran 73 : 5)
Dans les récits sur la vie du prophète se trouvent des descriptions frappantes de « l’état second dans lequel il était plongé, à en perdre la raison sous l’effet terrifiant et accablant de ce poids à porter. Il en ressortait, le corps pantelant et fiévreux, comme sous l’effet d’une opération à cœur ouvert » (7). Elle était non seulement lourde à porter mais à entendre et à faire entendre, tant elle bousculait les privilèges, croyances et habitudes acquises qu’elle mettait en péril. Elle provoquait donc railleries, accusations de magie et de sorcellerie, insultes, mépris, oppositions farouches et violences de la part des puissances en place. Le prophète endurait tout cela, le cœur en peine, comme il est dit dans la sourate 15 : 97 :
Et nous savons que le siège de tes souffles, ta poitrine, ton cœur se serre à cause de ce qu’ils disent. Alors, immerge-toi dans la louange, prosterne-toi et adore ton enseigneur jusqu’à ce que te vienne la certitude. (Coran 15 : 97)
Le mot arabe employé ici pour « se serre » est ioudiiqou de la racine daiiaqa qui signifie « oppresser, opprimer, être anxieux, déprimé, angoisse, peine , misère, chagrin, détresse, trouble, doute ». Sens fort donc pour exprimer les tourments prophétiques. La suite du verset évoque la certitude. De quelle certitude s’agit-il ? Certains commentateurs l’ont comprise comme « jusqu’à ce que te vienne la certitude de ton triomphe sur toutes les violentes oppositions. D’autres l’ont interprétée dans un sens eschatologique. Ainsi Assad er Y. Ali traduisent par « jusqu’à ce que te vienne la mort ». Phrase mystérieuse donc, qui interroge sur ce dont le prophète ne serait pas encore ou complètement sûr. Quelle angoisse l’habitait qui ne pouvait être surmontée que par l’immersion en Allah, dire louange à Allah, se prosterner et adorer son en-seigneur d’après la suite du verset. « Ces quatre aspects de la vie spirituelle », dit Hamza Boubaker dans sa traduction/commentaire du Coran (8) « sont le remède pour les cœurs contre la douleur, les déceptions et les violences de la vie et pour parvenir à la certitude ou conscience de soi en Dieu. Certains commentateurs citent l’exemple du prophète qui se mettait à prier chaque fois qu’il avait une contrariété. » (p. 832). Il puisait donc dans sa vulnérabilité la force d’une confiance en Allah inébranlable. Mohamed, le prophète qui nous enseigne que le divin habite le vulnérable auquel il insuffle sérénité au sein de nos déchirements.
Une Marie en travail
Dans les années 80, une maternité française a fait le tour de France et du monde depuis Pithiviers, la ville où elle fut installée. Dirigée par un obstétricien de renommée internationale, Michel Odent, celui-ci y a introduit le concept d’accouchement comme à la maison et d’accouchement dans l’eau. Dans ce lieu considéré à l’époque comme novateur, furent créées les conditions d’une façon d’accoucher en réalité fort anciennes, pratiquées par les femmes de par le monde. A savoir la solitude, le silence, la pénombre ou une lumière tamisée, les positions de son choix au cours du travail, dans le respect absolu de son intimité. A quatre pattes, à genoux, inclinée vers l’avant ou debout ; toutes ces attitudes qui rapprochent « l’accouchement et la prière où dans les deux cas, on s’incline » dit M. Odent dans son ouvrage « L’amour scientifié. » (9). Il y a dans ces mots d’un homme de science contemporain comme une résonnance avec les versets 22 à 26 de la sourate 19 qui rapportent le récit saisissant de l’accouchement de Marie au palmier.
Marie a elle aussi quitté les siens pour rejoindre un lieu « très éloigné » nous dit le texte, à l’image de l’extrême solitude où elle se trouve comme si elle était arrivée à la limite d’elle-même. Elle s’arrête au pied d’un palmier car c’est là que la surprennent les douleurs de l’enfantement. Prenant appui contre l’arbre, elle accouche debout et pleure, non pas de joie mais de détresse en sachant ce qui l’attend, les insultes et les menaces de mise à mort de la part de son peuple. C’est alors qu’elle a ce cri de désespoir qui déchire le silence de sa vulnérabilité :
Que ne suis-je morte avant cela, totalement oubliée. (Coran 19 : 23)
Marie aurait voulu ne pas être née, rayée de la mémoire des vivants. C’est dans cet état paroxystique de déréliction physique et spirituelle qu’une voix « sous elle » dit le texte, celle de l’enfant, parole d’Allah, qui vient de naître, prononce ses premiers mots pour elle, qui sont paroles de guérison corporelle et spirituelle :
Ne t’attriste point ! Ton en-seigneur a mis sous toi une source à tes pieds. Secoue le tronc du palmier, des dattes tomberont, fraîches et mûres. Mange et bois, rafraichis tes yeux. (Coran 19 : 24 et 25 : 26)
Elle peut se remettre en marche et nous invite à mettre à sa suite nos pas dans les siens pour que nous apprenions à recevoir, porter et mettre au monde dans notre chair et notre sang irrigués du souffle divin, une parole d’Allah vivante pour aujourd’hui.
Des Prophètes « du labeur » (10)
D’autres exemples de prophètes cités dans le Coran illustrent leurs moments de faiblesse dans leurs parcours respectifs. On pourrait parler d’un Noé, désespérant de la surdité de son peuple à son message ; celui d’un Jonas refusant d’obéir à l’ordre divin qui lui fait peur ; celui d’un David commettant une erreur de jugement ; celui d’un Salomon aux emportements plus ou moins menaçants. Si leur infaillibilité / impeccabilité réside dans le fait de transmettre la parole divine, ils montrent aussi, de par leurs vies, qu’ils furent prophètes « du labeur », à creuser le sillon de leurs blessures et ce, dans une alliance avec leur foi en Allah inébranlable. Une étreinte d’in-vulnérabilité qui a le visage d’une déchirante sérénité. Allah Alim.
1 – Dictionnaire du Coran, sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi. Ed. R. Laffont, 2007.
2 – Une approche du Coran par la grammaire et le lexique. Ed. Albouraq, 2002.
3 – Initiation au soufisme. Eric Geoffroy. Ed. Fayard, 2003.
4 – O.C.D.E. définition
5 – Les yeux de chair et les yeux de feu. La science et la gnose. Berg international editeurs, cahiers de l’université st Jean de Jérusalem n°5, 1979.
6 – Sagesse des sens. C. Chalier. Ed. Albin Michel, 1995.
7 – The first Muslim, the story of Muhammad. Lesley Hazelton. Riverhead books, New-York, 2013.
8 – Le Coran, texte; traduction française et commentaire. Le cheikh Si Hamza Boubaker.
Tome 1, fayard 1979.
9 – L’amour scientifié. Les mécanismes de l’amour. Michel Odent. Ed. Jouvence, 1999.
10 – Métaphysique de l’imagination. C. Fleury; Ed. d’écarts, 2000.