« Soutien aux dé-jeûneurs ! » (Eva Janadin)
« Si mon ramadan est encore cette année riche en méditations, je ne peux m’empêcher de ressentir une pointe d’amertume. Elle me vient des nouvelles médiatiques que j’ai pu croiser ces derniers jours. Chaque année, toujours la même rengaine. Une musique lancinante qui m’est de plus en plus insupportable. Des êtres humains ont de nouveau été agressés pour avoir osé enfreindre les « obligations religieuses ».
Malheureusement, ce qui s’est passé au Maroc (une agression de deux personnes accusées d’avoir des relations sexuelles pendant le ramadan) (source), n’est pas un cas isolé ni dans ce pays ni dans d’autres pays musulmans. Je n’éprouve là que de la honte face à ces coreligionnaires qui crachent ainsi sur la dignité humaine et la liberté de conscience.
Je n’éprouve qu’une profonde tristesse face à ces individus déséquilibrés qui se prennent pour Dieu et pèchent ainsi par orgueil car ils sont persuadés d’avoir compris le sens de la Loi divine et de détenir la Vérité. Ces comportements primitifs sont littéralement indignes de l’islam et de l’humanité tout entière. Mais au-delà de cette vague d’émotions, il nous faut réfléchir : quelles sont les causes ?
Loi civile, loi religieuse, une collusion dangereuse
La première des causes est la plus évidente lorsque l’on regarde rapidement quelques articles des codes pénaux de certains pays musulmans (source).
L’article 222 du Code pénal marocain prévoit que « celui qui, notoirement connu pour son appartenance à la religion musulmane, rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le temps du ramadan, sans motif admis par cette religion, est puni de l’emprisonnement d’un à six mois et d’une amende de 200 à 500 dirhams. »
L’article 114 bis 2 du Code algérien stipule : « Est puni d’un emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 50 000 à 100 000 dinars ou de l’une de ces deux peines seulement quiconque offense le prophète (paix et salut sur lui), les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’islam que ce soit par voie d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen. » Même si l’interdiction ne vise pas précisément la rupture du jeûne, elle peut être largement utilisée pour punir les dé-jeûneurs en Algérie.
Enfin, en Tunisie, si en effet il n’existe aucune loi interdisant de dé-jeûner, il existe un flou juridique autour de la circulaire Mzali de 1981 (qui préconisait la fermeture des bars et des restaurants pendant le ramadan) et l’usage de l’article 226 du Code pénal réprimant l’attentat à la pudeur qui peuvent servir aux autorités pour punir les dé-jeûneurs.
Ces trois exemples ne visent pas à stigmatiser des populations et leur pays mais à montrer que la situation peut totalement dégénérer à partir du moment où la loi civile d’un État est en collusion totale avec la loi religieuse. Fort heureusement, des associations pour défendre les libertés individuelles sont là comme celle qui est présentée dans cet article en Tunisie et il nous faut soutenir et encourager le travail courageux qu’elles font.
Ce qui me fait rire jaune, c’est l’hypocrisie des pouvoirs publics marocains qui vont quand même faire une enquête pour punir cette brigade des mœurs qui s’est permise de frapper ces deux individus accusés de relations sexuelles pendant le ramadan. Cette enquête viendrait presque déresponsabiliser l’État. Ces coupables ont pourtant la loi civile et religieuse derrière eux pour justifier leurs actes ! Que peut-on leur reprocher d’un point de vue purement juridique étant donné qu’il existe une loi qui criminalise les dé-jeûneurs ? N’ont-ils pas simplement voulu l’appliquer en bons serviteurs patriotiques ?
La seule chose que l’État pourrait leur reprocher pour être en accord avec son code pénal, c’est le fait que les coupables lui ont volé son monopole de la violence légitime (Max Weber). Pauvre de lui ! En effet, des personnes privées ont décidé de faire justice elles-mêmes et d’appliquer à leur niveau la charia.
Mais quand la loi d’un pays légalise des comportements allant à l’encontre des droits universels de l’être humain, il ne faut pas s’étonner de ce genre de conséquences. Que ce soit un État ou des individus qui annihilent ces libertés, c’est absolument la même chose ; l’un n’est pas plus légitime que les autres pour commettre l’irréparable.
Vous avez dit « obligation religieuse » ?
La deuxième cause est moins évidente mais tout aussi dangereuse et insidieuse car elle nous touche aussi ici en France. Elle est selon moi la racine du mal ; elle ouvre la boîte de Pandore.
C’est la notion d’obligation religieuse. On a souvent coutume de résumer la religion à un ensemble de prescriptions et d’interdictions. Cette définition est très simpliste et ne fait pas justice à la profondeur spirituelle de ces héritages. Pour être un bon croyant, il faudrait se soumettre à ces normes sans discuter. Or, parler d’obligation religieuse n’a rien d’anodin et peut entraîner des conséquences désastreuses. Il est temps d’en prendre conscience.
Dire : « le voile, le ramadan, la prière… sont des obligations religieuses » ; dire « le porc, l’alcool… sont des interdictions religieuses », cela revient à mettre hors-la-loi divine toutes celles et ceux qui choisissent de ne pas pratiquer l’un ou plusieurs de ces rites mais qui se considèrent malgré tout comme musulmans.
C’est emprunter les mêmes rouages que le takfîr (qualifier quelqu’un de « mécréant » – kâfir – et l’excommunier de l’islam). Si bien entendu toute personne qui parle d’obligation religieuse n’en arrive que très rarement au takfirisme, il s’agit de prendre conscience que le premier pas est déjà franchi à partir du moment où l’on considère que celui qui ne pratique pas comme l’orthopraxie le veut est hors-la-loi divine.
Un peu d’analogie pour comprendre : en France, payer ses impôts est obligatoire ; si l’on décide de ne pas le faire, on est hors-la-loi et cela justifie une sanction. Parallèlement donc, si faire le ramadan ou porter le voile est une obligation et si l’on décide de ne pas le faire ou de ne pas le porter, on est hors-la-loi religieuse. Selon cette logique, on mériterait donc d’être puni.
Le mal est donc déjà fait à partir du moment où est prononcée cette phrase si catégorique : « Tel rite est une obligation religieuse ». Et c’est encore pire lorsqu’elle est prononcée par un ouléma ou un imam ! Le boîte de Pandore est alors totalement ouverte. Dès lors, n’importe quelle personne limitée intellectuellement utilisera cette parole d’autorité pour se permettre d’être l’objecteur de conscience de tous ses coreligionnaires.
Les jugements moralisateurs entraînent des conséquences très pesantes et très graves. Sous prétexte que le ramadan serait une obligation religieuse, on se permet de l’imposer aux enfants et aux adolescents en invoquant n’importe quel hadith sans réfléchir à l’impact sur leur santé, leur scolarité, leur liberté et sans même leur demander leur avis pour qu’ils y trouvent du sens. C’est sans compter le poids du jugement social dans les pays musulmans mais aussi dans certains quartiers défavorisés en France où chacun s’observe et surveille si son voisin applique à la lettre les prescriptions de l’islam.
Ces comportements enlèvent tout le sens spirituel du jeûne qui vise à se décentrer pour s’ouvrir à l’altérité et à l’empathie. L’ascèse permet de faire aussi l’expérience de la solitude, de l’examen de conscience et du retrait du monde (silence, abstention de nourriture et d’eau). Elle permet de se détacher de la vie terrestre et matérielle afin de se concentrer sur l’essentiel qui se cache en nous. Or, s’il y a bien une chose qui nous rattache indéniablement à de futiles mondanités, c’est bien le regard d’autrui qui nous juge et ne reconnaît pas notre place dans la communauté !
Et c’est encore plus grave quand cette phrase qui tombe comme un couperet est formulée ainsi : « C’est une obligation religieuse mais… tu es libre de ne pas le faire ! »
Quelle hypocrisie que de faire croire à une liberté en demi-teinte ! À la place de cette assertion, j’entends plutôt :
Je te préviens, c’est tout. C’est pour ton bien. Dieu veut que tu pratiques ainsi, mais bien sûr si tu ne le fais pas, je ne peux me permettre de m’en prendre à toi car je t’aime bien ou je n’ose pas (encore) franchir le pas ou bien parce que j’estime que tu dois encore atteindre un certain niveau d’éveil pour comprendre qu’il faut pratiquer ainsi.
Véridique, on m’a déjà dit ce genre de choses. Mais si un jour la loi civile de leur pays venait subitement à vouloir appliquer la loi religieuse islamique, ces objecteurs de conscience se permettraient-ils alors de s’en prendre à ceux qui osent enfreindre les obligations religieuses ? En resteraient-ils toujours à ce discours schizophrène ?
Mais quelle honte, c’est inacceptable ! Et plus qu’inacceptable, c’est insupportable : vous rendez-vous compte, vous qui avez pu déjà dire que tel rite était une obligation religieuse, de la blessure et la douleur que cela peut causer chez quelqu’un ? Avez-vous conscience de la violence symbolique de cette excommunication déguisée par une bienveillance hypocrite et mal placée ? Cette assertion est un bulldozer de culpabilité.
Dès que cette idée d’obligation religieuse est prononcée, je me sens comme exclue, écartée et rabaissée plus bas que terre. Cette phrase blesse en plein cœur le musulman qui fait des choix dans ses pratiques et a l’impression que l’on foule du pied son intimité, qu’on lui vole une partie de sa foi, comme si on lui disait que cette dernière n’était pas authentique et complète. Mais qui êtes-vous pour juger ainsi au nom de Dieu ? Pour qui vous prenez-vous ?
J’ai pris l’habitude de discerner si une chose est bonne ou mauvaise en fonction des conséquences qu’elle engendre. Or, cette idée d’obligation religieuse ne provoque que culpabilisation, douleur, souffrance, voire mort dans les cas les plus extrêmes. Du simple regard culpabilisateur, de la simple discussion moralisatrice avec un coreligionnaire jusqu’à l’agression physique voire au meurtre, je ne vois là qu’une différence de degré mais pas de nature. En effet, tous ces comportements sont guidés par l’idée qu’il faudrait classer les musulmans en catégories et en degrés d’accomplissement selon des critères de religiosité extérieure.
Et que l’on ne vienne pas me parler de subtilité juridique, qu’il est possible dans certains cas de faire un écart à la norme mais que nous avons quand même besoin de cette idée d’obligation religieuse pour cadrer les comportements… Et quoi encore ? Ne pourrions-nous échapper à la norme que dans certains cas seulement, selon les motifs admis par le droit islamique comme le stipule le Code pénal marocain ? Vu les derniers faits divers, on voit où cela mène… Et qu’en est-il lorsque c’est ma raison et mon examen de conscience qui m’ont menée à ne pas choisir tel rite, est-ce « valide » juridiquement ?
Cela ne signifie pas qu’il faille supprimer tout rite, toute régularité et toute discipline de vie. Loin de moi cette idée. Il s’agit de rendre la pratique totalement autonome. Que chacun et chacune trouve ce qui lui correspond le mieux pour pratiquer assidûment et trouver sa singularité spirituelle.
La liberté en islam est déjà là de fait, mais nous avons désormais besoin d’une liberté de droit. Le droit de vivre libre par rapport à ce que la tradition a appelée les cinq piliers de l’islam. Le droit de chaque conscience à décider par elle-même la manière dont elle veut conduire sa vie avec cet héritage religieux, pour qu’elle puisse tracer son propre chemin jusqu’à la source, comme le souligne le sens étymologique du mot charia.
Je souhaite que ce ramadan se termine dans la paix autant pour les musulmans qui jeûnent que pour ceux qui ne jeûnent pas.
Paix. Salâm. »
Eva Janadin
Source : « Soutien aux dé-jeûneurs ! », article publié sur le site mutazilisme.fr de l’ARIM (Association pour la renaissance de l’islam mutazilite), 8 juin 2018