Prêche #42 « Des anges et des femmes », (Marie-Laure Bousquet, 12 mai 2023)
En janvier dernier, Louise Gallorini a présenté ici une khutba sur le thème : « Les anges en Islam » où elle disait : « La lecture du Coran aujourd’hui induit une dimension interprétative automatique puisqu’on le lit dans un espace-temps loin de son contexte initial. Notre regard construira ou reconstruira un sens et un lien entre le texte et notre contexte personnel en fonction de nos connaissances, de nos impressions, de nos émotions, de notre vécu ». Parmi les exemples é-mouvants d’un lien entre texte coranique et contexte, autrement dit d’une lecture contextualisée par cette connaissance « située » (1), ceux dont il sera question ici portent sur la différence des sexes et la (re)-présentation du divin tels que l’on peut les méditer d’après les versets sur les anges et les femmes.
Une lecture en entrelacs
Dans un livre paru en 1997, intitulé » L »un est l’autre « (2), la philosophe Elisabeth Badinter, considérée comme une des figures du féminisme français, citait, pour appuyer sa démonstration sur les fondements patriarcaux du Coran, le verset suivant :
Ceux qui ne croient pas à la vie future, donnent aux anges des noms de femmes (Coran 53 : 27)
Ma propre lecture, voilée par l’incessant matraquage médiatique et féministe de l’époque sur l’islam et l’oppression des femmes, blessa sur le moment ma capacité d’y résister au point de me sentir presque coupable d’être une femme…..musulmane. Croire en Allah s’accompagnerait-il d’un au-delà sans femmes, d’un ciel patriarcal parce que monothéiste ? Ce trouble intérieur s’inscrit dans les questions régulièrement et passionnément débattues dans ces années-là au sein des mouvements de femmes juives et chrétiennes surtout, sur cette image d’un Dieu UN masculin ayant détrôné celle d’une déesse féminine dans les religions monothéistes.(3). Pour ne pas rester sous le choc de cette lecture coupable, j’ai cherché si, dans le Coran, d’ autres versets pourraient m’éclairer sur le sens de cette féminisation des anges en lien avec l’au-delà. Ce travail est une tentative de dé-enlisement de ce qui fut éprouvé, à première vue, comme une condamnation sans appel. Une lecture en entrelacs de la vingtaine d’entre eux qui traitent de ce sujet, fait apparaître l’importance accordée par le texte coranique à la question du « genre » (4) attribué aux anges en lien avec celui attribué à Dieu, à l’idolâtrie et ses conséquences sociales ainsi qu’à celle de la différence des sexes. Il s’agit des versets suivants qui pourraient être répartis entre al akhira – l’au-delà – al dunia – l’ici-bas – tels qu’ils influencent les rapports sociaux. Les versets 27, 19/20, de la sourate 53, 7/8 de la sourate 81, concernent l’au-delà.
Ceux qui ne mettent pas en œuvre le dépôt confié en vue de l’ultimité donnent aux anges des noms de femmes (Coran 53 : 27 ; traduction M. Gloton)
Et bien, les voyez-vous, Lat, et Uzza ainsi que Manat, cette troisième ? (Coran 53 : 19-20)
Ici, nous apprenons leurs noms ainsi que leurs fonctions d’après les commentateurs qui les désignent comme « idoles », « fétiches » ou « divinités » du panthéon de l’Arabie au temps de la révélation coranique et que les Arabes appelaient « filles d’Allah » (5). On pourrait penser qu’il s’agit là d’une image bienveillante de l’au-delà, celle d’une relation aimante père-filles pour exprimer ce à quoi on croit. Or, faire d’Allah un « père », un « géniteur », serait-ce aussi en faire une figure masculine qui va à l’encontre du lam ialid oua lam ioulad (il n’engendre pas et n’est pas engendré), récité quotidiennement par celles et ceux qui croient en l’au-delà ? La suite du verset nous éclaire sur le pourquoi de cette féminisation angélique ainsi que sur sa mise en pratique ici-bas.
Sera-ce à vous le mâle et à Lui la femelle ? (Coran 53 : 21)
Cette question est reprise dans d’autres versets sous forme d’interpellation véhémente.
Et ils assignent à Dieu des filles et à eux ce qu’ils désirent. (Coran 16 : 57)
Votre en-seigneur aurait-il préféré pour vous des fils et se serait-il choisi des filles parmi les anges ? (Coran 17 : 40)
Ou a-t-il les filles et vous les fils ? Vous tenez un propos démesuré. (Coran 52 : 39)
Alors, consulte-les. Ton en-seigneur aurait-il des filles et eux des fils ? (Coran 37 : 149)
Ou aurait-il choisi pour Lui des filles parmi ce qu’Il a crée et préféré pour vous des fils ? (Coran 43 : 16)
Or, ils attribuent à Allah ce qu’ils ont en aversion. Leurs langues expriment le mensonge en disant qu’ils détiennent l’excellence. (Coran 16 : 62)
Loin d’être une coutume d’un autre âge, cette « préférence masculine » ici-bas a fait l’objet d’études contemporaines rapportées dans la revue « medical science » de novembre 2007 (6). Je cite : « Dans tous les pays du monde, il parait plus gratifiant d’engendrer un garçon qu’une fille. L’U.N.C.E.F. dans sa convention relative au droit des enfants, mentionne cette forme de discrimination qui frappe la moitié de la population du monde (…) Les « stéréotypes sexués infligés aux filles » vont « jusqu’aux pratiques « d’exclusion » des filles attestées par l’inquiétant déséquilibre démographique qui s’installe actuellement en Asie. (…) Par ses avortements sélectifs, ses infanticides et ses mauvais traitements, ce continent se trouve aujourd’hui confronté à un « manque » de 90 millions de femmes ». Parmi les hommes interviewés dans cette étude, l’un d’entre eux est cité disant : » la naissance d’un garçon renforce mon statut alors que celle d’une fille me fait courber la tête ».
Cette étude contemporaine fait écho de façon frappante aux versets coraniques traitant des conséquences sociales de cette suprématie masculine.
Et quand à l’un d’eux est annoncée la nouvelle de ce dont il prête la semblance au Tout Rayonnant d’amour, son visage s’assombrit et le voici accablé. (traduction Gloton). Il suffoque (traduction Berque). Quoi ? Quelqu’un élevé dans les parures et qui dispute sans raison évidente ? (Coran 43 : 17-18)
Il cherche à se cacher de ceux qui l’entourent devant la malchance de ce qui lui est annoncé. Va-t-il garder cela malgré l’humiliation ou bien va-t-il l’enfouir sous terre ? (Coran 16 : 59)
On pourrait sourire devant cette vision (éculée ?) aussi grossièrement misogyne du 43/18 où les filles sont considérées comme des créatures sans cervelle, aux goûts superficiels sur lesquels le texte ironise, si ce mépris affiché ne se transformait parfois en logique meurtrière encore agissante aujourd’hui de par le monde. Loin des « discussions byzantines » sur le « sexe des anges », expression courante en français pour signifier une perte de temps en futilités, il semble au contraire que la sexualisation des anges au féminin soit prise très au sérieux par le texte coranique, pour la condamner de façon cinglante. En effet, cette angélisation au féminin est liée, d’après les versets cités à un tel mépris pour le sexe féminin en ce monde qu’il peut aller jusqu’à l’infanticide des filles par les pères qui les trouvent moins encombrantes mortes que vives. Ils s’arrogent ainsi le droit de vie et de mort sur elles en toute impunité car, ne croyant pas en la akhira, (la vie ultime), dit le verset 27 de la sourate 53 cité plus haut, ils pensent ne pas avoir à répondre de leurs actes et donc à cette question posée Dieu dans les versets 8/9 de la sourate 81 :
Et quant à l’enterrée vive il lui sera demandé pour quel manquement (traduction Gloton) / péché / crime (selon les autres), elle a été tuée. » (Coran 81 : 8-9)
Le sens du 53/27 s’éclaire alors dans une inversion de lecture où les idoles angéliques féminisées seraient non pas un signe d’élévation spirituelle pleine de vénération pour les femmes réelles mais au contraire, support dans l »au-delà de la domination masculine terrestre qui fait de Dieu un patriarche à son image. Cette sorte de rapt patriarcal sur l’UN divin obéirait à une logique identitaire où la différence des sexes ne peut être pensée qu’en termes de pouvoir hiérarchique et son corollaire de violences.
De la différence des sexes dans le Coran
L’interpellation répétée de l’ensemble de ces versets à l’adresse des pratiquants de cultes idolâtres est aussi un appel évident, me semble-t-il, à remettre en cause une conception de la différence des sexes vue comme une inégalité de nature entre eux. Cette remise en cause de la différence piégée dans un schéma inégalitaire est menée par Asma Barlas dans son ouvrage : « Believing women in islam » sur la base d’une étude minutieuse d’un certain nombre de versets, au chapitre 5 intitulé ; » The Coran, sex/gender and sexuality. Sameness, difference, equality »? (7). « Le Coran, dit-elle, n’utilise pas le sexe pour construire des hiérarchies ontologiques ou sociologiques discriminatoires envers les femmes. Le Coran reconnait les différences sexuelles mais ne sexualise pas la différence en soi (…). Il ne définit pas les femmes en termes d’attributs uniques pour elles et les hommes en termes d’attributs uniques pour eux (…). Le Coran n’associe pas le sexe au genre ou à une division spécifique du travail ou à des attributs masculins (intelligence et raison) pour les hommes et féminins (intuition et émotion) pour les femmes; bien plutôt, puisqu’ils manifestent le Tout, Le Coran ne dote pas les humains d’une nature fixe. » Son analyse fait écho aux débats contemporains qui « conceptualisent, dit-elle encore, l’égalité des sexes, non comme un aveuglement à la différence des sexes mais comme une adaptabilité à elle. Le défi est de penser la différence elle-même différemment, de façon à la dé-lier de la biologie ainsi que des hiérarchies et inégalités sociales ». La remise en cause coranique de la préférence masculine serait une invite à déloger l’assignation à résidence hiérarchique des sexes et à introduire, comme le dit la philosophe Catherine Malabou, dans son livre justement intitulé « Changer de différence »(8), de la « plasticité » dans la différence.
Contre l’angélisme
Pour répondre à l’appel coranique contre l’angélisme et ses violences, ce mode de relation plastique entre les sexes tel qu’il est porté par le texte nous conduit à re-visiter celui du masculin et du féminin non seulement entre eux mais aussi avec le divin. Il ne s’agit pas moins que de répondre à la question divine des versets 8/9 de la sourate 81 :
Et quant à l’enterrée vivante, il lui sera demandé pour quel manquement/péché/crime elle a été tuée. (Coran 81 : 8-9)
Et ce, en empruntant les voies émancipatrices suggérées avec force par les versets cités plus haut, qui refusent cette logique mortifère de l’idolâtrie céleste/ infériorité terrestre de victimes rendues coupables de la violence sur elles. En fait, nous ne cessons pas de répondre à cette question divine depuis que nous faisons avancer l’histoire des rapports hommes/femmes en bousculant les représentations traditionnellement hiérarchisées et figées non seulement entre eux mais aussi au divin. Dans son livre auquel j’ai fait référence plus haut, Asma Barlas utilise le terme de « polarités » pour figurer ce bousculement des complémentarités statiques. Ce terme de « polarité » évoque, de par l’image d’un courant alternatif qui les traverse, des ondes en mouvement de l’un vers, dans, avec, contre l’autre au sein d’un Tout qui les unifie et que chacun reflète dans son unicité. Le Coran, dit-elle, offre cette vision holistique de l’identité humaine, à savoir la nafs ouhida(the self), non spécifiquement sexuée/genrée, qui se déploie en une parité adamique ondulatoire, pourrait-on dire, dont l’indétermination ouvre à de multiples interprétations égalitaires. Ce « soi », « souffle de vie unique » qui se divise en deux pourrait avoir des affinités avec le yin/yang chinois que Sashilo Murata met en lumière dans son ouvrage « The Tao of Islam »(9).
Quant à la NON Re-présentation du divin, cela implique de s’interroger sur le langage que nous utilisons couramment pour parler d’Allah, langage qui nous met en permanence devant l’énigme apparemment impossible à résoudre, celle ne pas le masculiniser tout en utilisant le genre masculin – He/Him/Il/Lui- pour le dire. Il s’agirait, pour en sortir, de recourir à une anamnèse spirituelle, un dhikr, un processus de guérison de la mémoire endommagée par l’image d’une figure dominante. Ce processus a emprunté plusieurs voies, ouvertes par des femmes juives et chrétiennes dans un premier temps, suivies ensuite par des musulmanes, qui peuvent être résumées ainsi :
1)- Supprimer toute référence au genre pour rendre neutre celui de Dieu.
2)- Ré-engendrer Dieu en ré-intégrant les aspects féminins et masculins pour le dire.
3)- Ré-actualiser les cultes des anciennes divinités comme contrepoint aux constructions masculinisantes de Dieu.
Elles ont toutes en commun de remettre en cause la nature andro-centrique du langage qui opère la confusion entre Réalité divine et ses limitations anthropomorphiques que Asma Barlas appelle « un effondrement sémiotique » du He divin sur l’humain masculin. (10).
Une logique inclusive
Pour sortir de ce « vice de forme » et se relever de cet « effondrement », l’enseignement des versets sur les anges et les femmes serait de briser les idoles de pierre et de la langue avec les outils non-violents d’une logique ni séparatiste, ni fusionnelle mais inclusive, la seule en mesure de tisser entre la non-représentation divine et nos êtres sexués le tapis contemporain de la tradition paritaire adamique du Coran. Le mot tradition étant vécu non pas comme synonyme d’un passéisme d’eaux stagnantes mais comme source vive pour aujourd’hui.(11). Nous avons besoin, pour mettre cette logique en pratique, d’un fort courage iconoclaste, à l’image de celui dont le prophète fit preuve lors de l’épisode dit des « versets sataniques » qu’il aurait vécu comme une expérience limite « à la façon d’un Ghandi non-violent », rapporte Lesley Hazelton dans sa biographie du prophète. (12). Depuis quelques années, cette logique essaie de se frayer un chemin dans la coutume des accords grammaticaux de la langue française appris depuis l’enfance sur « le masculin l’emporte sur le féminin ». Ils sont bousculés, à l’école et ailleurs, par ce que l’on appelle l’écriture inclusive qui provoque des débats parfois houleux entre ses partisans-nes et ses adversaires. En fait, l’infériorisation du genre grammatical féminin, que l’on récitait comme une vérité éternelle, a une histoire que Eliane Viennot rapporte dans son livre au titre limpide : « Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ». (13). L’objectif de cette écriture inclusive est de respecter une meilleure représentation des hommes et des femmes dans les textes que celle qui, jusqu’ici, constituait une violence symbolique véhiculée par notre langue sur ces dernières. Quant à l’arabe coranique, Amina Wadud s’est demandé pourquoi, dans certains cas, le masculin pluriel et le féminin pluriel sont utilisés et dans d’autres, une forme plus générique au masculin pluriel. Elle en déduit que dans ces cas-là, le masculin pluriel inclut le féminin à égalité car s’il s’agissait du masculin seul, cela aurait été spécifié dans le texte. (14). Cette écriture rend la langue plus accueillante et fait du bien à l’âme car elle respecte les règles d’une hospitalité sans discrimination. Elle accompagne la plasticité de l’ordre symbolique initiée, voici quelques décades par « le courage, l’insolence, l’invention » de celles et ceux qui nous invitent à « briser les anciennes images de la malédiction »(15). Elle permet de répondre de l’UN (tawhid) par la représentation d’une khalifat/lieutenance inclusive sur terre. La parité ondulatoire telle que nous la vivons ici, témoigne de sa mise en pratique. Nous travaillons ainsi, en écho au tikkun olam de la tradition juive, à « la réparation du monde » des hommes et des femmes.
BIBLIOGRAPHIE
- Haraway Donna : « D’où l’on parle ». Feminist studies . 1998.
- Badinter Elisabeth : »L’un est l’autre ». Le Seuil. 1992.
- Stone Merlin : « Quand Dieu était femme ». Editions l’étincelle. 1978.
- Foessel Michaël : « Le genre de Dieu » Journal libération. 8 décembre 2017.
- Yussuf Ali Abduallah : « The holy Coran, text, translation and commentary.
- Gilgenkrantz Simone : « La préférence masculine. Causes et conséquences démographiques. Revue « Medical Science. Vol. 23, n° 11. Novembre 2007.
- Barlas Asma : « Believing women in islam. Chap. 5. University of Texas Press. 2002.
- Malabou Catherine : « Changer de différence ». Galilée. 2009.
- Murata Sashiko : « The Tao of Islam ». State University of New6York Press.1992.
- Barlas Asma, op. cité.
- Pons Daniel : « Aux sources de la Présence ». Editions présent audiovisuel. 1985.
- Hazelton Lesley : « The first muslim. The story of Muhammad. »Rierhead books. New-York. 2013.
- Viennot Elaine : « Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ». Editions IXE. 2014.
- Wadud Amina : « Qu’ran and Woman ». Oxford University Press. 1999.
- Chollet Mona : « Les sorcières ». Interview. Journal Le Monde. 25/10/2022.