« Jusqu’où adapter ses pratiques à la vie moderne ? » (Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay)
« Voici la cinquième et dernière partie du compte-rendu d’une journée d’étude et de dialogue organisée par l’Association pour la renaissance de l’islam mutazilite (ARIM) en avril sur le thème : « Repenser sa vie spirituelle avec l’islam. Quelles pratiques islamiques pour notre temps ? ». La fatigue quotidienne, un emploi du temps surchargé, des imprévus, les contraintes familiales et professionnelles sont autant d’éléments extérieurs qui nous empêchent parfois de répondre à un appel intérieur. Beaucoup de participants semblent regretter de ne pas pouvoir prier à l’heure ou de parfois devoir adapter les horaires de leur jeûne en raison de contraintes extérieures. Une trop grande adaptation aux rythmes effrénés du quotidien revient pour eux à enlever le sens de ces pratiques qui sont calquées sur les rythmes naturels du soleil et des astres.
Ils ont le sentiment que la vie moderne a fait perdre ce lien avec la nature et avec Dieu que l’islam pourrait leur permettre de retisser. Si l’article précédent insiste sur la nécessité éthique de reconsidérer certains des rites de l’islam pour être en accord avec les valeurs de notre temps. Jusqu’où adapter ses pratiques à la vie moderne ? Cela signifie-t-il pratiquer moins à défaut d’avoir les moyens de pouvoir faire plus quitte à prendre le risque de refouler certains besoins ?
Un réel besoin pour que la vie spirituelle ne se cantonne plus à un temps et un lieu délimité
Face à ces obstacles extérieurs liés à nos rythmes actuels, certains culpabilisent parce qu’ils ont le sentiment de passer à côté de leur vie et de trahir leurs besoins spirituels, comme si leurs aspirations profondément ancrées en eux n’étaient pas entendues, écoutées et assouvies. Ils ont parfois besoin de faire plus mais doivent se contenter de quelques moments de grâce ponctuels, de bonus ou de simples parenthèses spirituelles dans leur vie.
Une idée a été soulevée dans la troisième partie du compte-rendu (« De la volonté de trouver du sens à ses pratiques ») : beaucoup de participants se sentent en prière permanente. Il y a un donc un réel besoin pour que la vie spirituelle ne se cantonne plus à un temps et un lieu délimité mais qu’elle prenne plus de place dans notre quotidien. Elle n’est donc pas conçue comme un loisir ou un divertissement mais fait partie de la vie au sens général.
Que prévoit le fiqh islamique face à tout cela ? Pas grand-chose. Il donne quelques hypothèses pour aider le fidèle à assouplir sa pratique sans culpabiliser en l’autorisant à rattraper ses prières ou à diminuer le nombre de cycles de prière. Mais est-ce bien suffisant ? Rattraper ses prières est-il une bonne idée ? Cela ne risque-t-il pas de nous mener à une pratique comptable, qui n’a plus rien de sincère, qui devient mécanique et dont on a enlevé tout le sens spirituel des horaires de prières ?
Et si la spiritualité faisait partie de nos besoins essentiels nécessaires à notre dignité humaine ?
Ainsi, une question se pose : comment redonner droit de cité à la spiritualité dans nos sociétés actuelles qui ont tendance à délaisser cette question ? Cela dépasse l’islam mais touche tous les individus, toutes traditions et convictions confondues. Cependant, nous n’avons que peu de moyens concrets pour répondre à nos aspirations les plus profondes. Il faudrait pour cela changer notre manière de concevoir le travail et repenser nos rythmes quotidiens. Et si la spiritualité faisait partie de nos besoins essentiels nécessaires à notre dignité humaine ? Ne faudrait-il donc pas commencer dès maintenant à accorder plus de place à la transcendance dans nos sociétés ?
Chaque individu devrait d’abord bénéficier de tous les moyens de survie de base (logement, nourriture, santé, revenu universel, éducation) pour ensuite pouvoir repenser sa vie spirituelle. Sans ces éléments, nous ne sommes condamnés qu’à vivre à la surface de notre existence, de manière superficielle. Sans ces éléments, nous ne sommes condamnés qu’à survivre.
Or, tout être humain a le droit à une vie approfondie, accomplie et consciente. Mais aujourd’hui, qui a le luxe de prier avec l’esprit libre et disponible et avec sincérité cinq fois par jour sans que sa vie professionnelle, sociale ou son salaire en pâtissent ? Qui a le luxe de se payer une retraite en pleine nature pour se reconnecter à l’univers ? Qui a le luxe chaque jour de s’accorder du temps pour pratiquer une méditation ou un dhikr et ainsi s’apaiser ? Qui a le luxe de diminuer son rythme de vie pendant le mois du ramadan pour réellement faire de ce moment une communion avec le divin ?
La spiritualité ne devrait pas être perçue comme un simple caprice ou un passe-temps, mais bien comme un droit.
Conclusion
Certains participants ressentent une certaine amertume face aux savants musulmans : ils estiment qu’ils devraient beaucoup plus œuvrer pour adapter le droit religieux aux sociétés modernes et de faire beaucoup plus d’efforts pour répondre aux questions évoquées dans cette série d’articles.
Néanmoins, si l’islam n’a pas de clergé, n’est-ce pas là l’idée que chaque musulman est appelé à devenir autonome ? Par cette particularité, cette religion permet à chaque individu d’être renvoyé à lui-même pour l’inciter à chercher au fond de lui ce qui paraît le plus juste à faire pour soi et le monde dans lequel il vit sans attendre des directives extérieures. L’absence de clergé devrait pouvoir pousser chacun et chacune à prendre ses responsabilités. »
Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay
Source : « Jusqu’où adapter ses pratiques à la vie moderne ? », Saphirnews, 19 juin 2018