Prêche #63, « La Nuit du Destin : réflexions sur la nature du Coran » (Eva Janadin, 21 mars 2025)
Chères sœurs, chers frères en humanité,
J’aimerais aujourd’hui que l’on réfléchisse ensemble sur le sens de la Nuit du Destin.
De l’importance de la nuit en islam
Dans le calendrier lunaire islamique, la journée commence au moment où le soleil se couche et non où il se lève. La nuit, al-layl, précède donc toujours le jour. La nuit a une importance forte dans la période de ramadan où, c’est au moment de la nuit, que le jeûne peut être rompu. Fréquemment, le Coran fait référence aux prières de la nuit.
« Vraiment, la prière de la tombée de la nuit est plus féconde et plus claire pour la Récitation coranique / Vraiment, pendant le jour, tes occupations t’absorbent. » (Coran 73 : 6-7)
Selon Ibn Kathîr, ces prières nocturnes laissent une empreinte plus forte et touche plus profondément le cœur. La nuit facilite également la récitation plus claire et compréhensible. La nuit est l’opportunité de penser, de prendre de la distance avec le flux de la journée et de nos activités quotidiennes qui peuvent être envahissantes. Ces moments nocturnes comportent beaucoup de bienfaits spirituels.
La Nuit du Destin, sa signification
La nuit a beaucoup d’importance pendant le ramadan, c’est la nuit du Destin que le Coran a été reçu par Muhammad, ce qui montre bien que c’est à ce moment-là que la disposition du cœur du Prophète a été la plus importante, là où l’on peut réellement écouter la Parole de Dieu.
D’ailleurs le verset 186 de la sourate 2 montre que le jeûne du ramadan permet justement de tisser un lien intime avec Dieu :
« Et quand Mes adorateurs t’interrogent sur Moi, alors Je suis proche ! Je réponds favorablement à l’appel de celui qui appelle quand il M’appelle. Qu’ils se disposent alors à Me répondre favorablement et qu’ils mettent en œuvre par Moi le Dépôt confié ! Puissent-ils suivre la bonne direction ! » (Coran 2 : 186)
C’est dans la sourate 97 que le Coran parle de cette nuit (v1-5) :
« Au nom de Dieu, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux. Certes, Nous l’avons fait descendre (le Coran) pendant la Nuit du Destin. Et qui te révèlera ce qu’est la Nuit du Destin ? La Nuit du Destin est supérieure à mille mois. En son heure, les Anges et l’Esprit descendent chargés de tous les décrets avec l’agrément de leur Seigneur. Paix elle est, jusqu’aux lueurs de l’aube. »
Le Coran n’indique pas de date précise de cette nuit du Destin. Il existe différentes traditions : il faudrait chercher cette nuit dans les 10 dernières du ramadan, ou dans les 7 dernières ; une autre parole prophétique évoque les nuits impaires (Coran 89 : 1-3 : « Par l’Aube ! Par dix nuits ! Par le Pair et l’Impair ! Par la nuit quand elle se propage ») et une autre évoque la 27e nuit qui a été reconnue par la majorité.
Il existe même une tradition prophétique qui dit que le Prophète était sur le point de dire aux Compagnons la date exacte de cette nuit. Néanmoins, les Compagnons se disputèrent et le Prophète oublia la date à cause de la déconcentration qu’a provoquée leur dispute.
Cette imprécision n’est pas involontaire ; elle vise à maintenir notre éveil, à scruter les signes de Dieu présents dans la nature. Être dans l’incertitude nous invite à chercher cette nuit et à ne pas attendre passivement la réponse. Elle nous invite à être encore plus attentifs aux lueurs de l’aube, à nous unir aux éléments naturels et à accueillir les bienfaits de la nuit. Cette nuit est bénie parce qu’elle correspond à la révélation coranique faite au Prophète Muhammad.
Selon les commentaires, l’Archange Gabriel reçut l’ordre de faire descendre tout le Coran sur Muhammad. Il s’agit d’une métaphore. La révélation va ensuite s’échelonner en une diffusion étoilée (tanjîm), c’est-à-dire événement après événement durant les vingt-trois années de la vie de Muhammad.
Si la Nuit du Destin est le symbole de la révélation du Coran, toutes les nuits du Ramadan sont également intimement liées à la récitation coranique, puisque le Coran y est récité dans sa totalité. Le jeûne libère de l’espace intérieur pour permettre au moment de la nuit de s’élever, de faire toute la place à la révélation coranique. Le mois de ramadan désigne « ce qui brûle », c’est un mois de purification, de soustraction matérielle de tout ce qui encombre, de faire retraite et de simplifier nos vies.
Méditer sur la nature de la Parole divine
La Nuit du Destin est donc avant tout la célébration de la Révélation coranique. Le ramadan et en particulier cette Nuit du Destin nous invite à nous souvenir de ce moment fondateur et de méditer sur la nature du Coran, de la Parole divine : première question, est-ce que le Coran est la même chose que la Parole divine ?
Il ne faudrait pas confondre le Coran en tant que texte, en tant que récitation, avec la Parole divine en tant que métaphore du sens et des signes de Dieu révélés au Prophète. La première caractéristique de Dieu dans le Coran est d’être un Dieu parlant. Muhammad a entendu cette voix en son for intérieur. Il a pu l’entendre grâce à sa disponibilité du cœur, il a ressenti au plus profond de lui ce wahy, cette inspiration.
Quelle est cette Parole divine ? Comment la définir ? Les théologiens musulmans se sont acharnés à essayer de mieux comprendre la nature de cette Parole divine. Pour cela il leur fallait réfléchir à la nature de Dieu Lui-même et à la manière dont nous pouvons parler de Dieu, en tant qu’êtres humains, sans risquer de briser son unicité, Son Absolu, Son Essence.
Or, Dieu, selon moi, ne saurait être décrit par le langage humain. Le langage des hommes est inadéquat pour qualifier les attributs divins dans toute leur dignité. La nature de Dieu est indicible, elle ne peut pas être « dite » avec des mots humains. On peut éternellement tergiverser sur la nature de Dieu, mais on ne peut énoncer que ce qu’Il n’est pas et jamais ce qu’Il est vraiment. Wittgenstein disait ainsi : « Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire. »
Ce serait en venir à dévaloriser Dieu en portant un jugement sur Lui que d’essayer de le définir par des qualificatifs : faire de Dieu le sujet de notre jugement reviendrait à l’objectiver, lui prêter des propriétés qui pourraient être assignées à d’autres objets imparfaits. Tenter de qualifier Dieu, c’est aussi utiliser le mythe et la métaphore pour faire comprendre le divin à l’humain, ce qui reviendrait à dégrader l’invisible en visible.
Mais quelle était donc cette voix ? Celle de Dieu ? Un être humain aussi prophétique soit-il serait-il capable d’entendre directement la voix de Dieu ? Dire que Muhammad a entendu une voix, c’est sous-entendre que Dieu aurait une voix : donc une bouche, des cordes vocales ?
Muhammad a d’abord reçu un message à transmettre, c’est-à-dire un sens, des principes, des finalités éthiques. Mais qui a choisi les mots du Coran ? Le Prophète ou Dieu ? La tradition a tranché : la lettre et l’esprit du Coran sont l’œuvre de Dieu, le fond et la forme seraient l’œuvre de Dieu, ce qui font du Coran une Parole imprescriptible. Néanmoins, on peut aussi penser que les mots choisis ont été ceux du Prophète sans que cela n’affecte la beauté du message divin.
Dieu ne s’est pas adressé aux hommes en personne, mais à travers l’intermédiaire de l’Esprit fidèle (26 : 192-193), que la tradition a interprété comme l’Archange Gabriel.
Qu’est-ce qui s’est opéré ce soir-là, celui de la Nuit du Destin, dans le cœur du Prophète ? Henri Corbin (L’homme de lumière dans le soufisme iranien, Paris, 2003, p. 168) décrit l’ange Gabriel comme le symbole de « l’Intellect humain ».
Abdennour Bidar décrit ainsi cette expérience intellectuelle forte qu’ont fait tous les Prophètes ayant reçu une Révélation :
« Lorsque (le divin) s’exprimer à travers un ange (…) ce serait en fait l’esprit de l’homme qui manifeste ses plus hautes possibilités d’expression des mystères de l’existence. Ce que la religion nomme « révélation » pourrait alors être compris comme un phénomène psychique rare, dans lequel un individu humain actualise en lui-même des capacités d’énonciation de vérités transcendant sa raison ordinaire et qui restent enfouies, inactives, chez les autres hommes ; sa qualité de « prophète » exprimant alors le fait que se manifestent à travers lui, dans un langage accessible à ses semblables, des perceptions du réel et des significations sur l’existence d’une exceptionnelle profondeur. »
C’est donc la capacité du Prophète à exprimer un langage inaccessible dans un langage accessible à ses semblables, en choisissant les mots adéquats pour faire comprendre ce message aux contemporains de la Révélation. C’est cette transmission qui est miraculeuse, et qui met en valeur la nature divine mais aussi humaine du Coran.
Les critiques à l’encontre du Coran par les contemporains
Muhammad a entendu une Parole, mais il n’a pas entendu la voix de Dieu. Dire que Muhammad aurait entendu une voix, c’est reprendre les arguments des ennemis du Prophète de l’époque qui affirmaient que ce qu’il n’entendait n’était que des contes d’Anciens, qu’il n’était qu’un menteur, un poète ou un sorcier. C’est surtout ne s’intéresser qu’à la forme du Coran et non à son contenu, à son Esprit.
Les versets du Coran qui rapportent que les ennemis du Prophète Muhammad disaient que le Coran n’était qu’une « parole des anciens » (asātīr al-awwalīn) révèlent plusieurs aspects du rejet du message prophétique par les Mecquois polythéistes.
1. Une stratégie de discréditation
Les opposants du Prophète cherchaient à minimiser l’impact du Coran en le présentant comme un recueil de récits anciens, déjà connus, et non comme une révélation divine. On retrouve cette accusation dans plusieurs versets, notamment :
« Et ils disent : ‘Ce ne sont que des contes d’anciens qu’il a fait écrire ! On les lui dicte matin et soir’. » (Coran, 25:5)
Cette affirmation visait à nier l’originalité du Coran et à le réduire à une compilation d’histoires issues de traditions antérieures.
2. Une manière d’éviter de répondre au message
Plutôt que de réfuter le message du Coran sur le fond, les adversaires de Muhammad tentaient d’en détourner l’attention en insinuant qu’il ne faisait que répéter des récits préexistants. C’était une façon d’éviter de se confronter aux implications du monothéisme prêché par le Prophète.
« Quand Nos versets leur sont récités, ils disent : ‘Nous avons déjà entendu ! Si nous voulions, nous dirions pareil à ceci. Ce ne sont que des contes d’anciens’. » (Coran, 8:31)
Cette réaction traduit une attitude de déni et de rejet sans véritable examen du contenu du Coran.
3. Un argument pour dissuader les gens de suivre Muhammad
En prétendant que le Coran n’était qu’un assemblage de vieilles légendes, les chefs de Quraysh cherchaient à décourager leurs compatriotes d’adhérer à l’islam. Ils voulaient préserver l’ordre social et économique en place, qui était basé sur le polythéisme et le culte autour de la Kaaba.
« Ce ne sont que des contes d’anciens ! Mais non ! C’est une Écriture glorieuse, préservée sur une Tablette bien gardée. » (Coran, 83:13-14)
Ce verset renforce l’idée que le Coran n’est pas une invention humaine, mais une révélation divine protégée.
4. Un refus de reconnaître le caractère miraculeux du Coran
Le Coran défie à plusieurs reprises ceux qui le contestent d’en produire un équivalent s’ils pensent qu’il n’est qu’un récit ancien :
« Ou bien ils disent : ‘Il l’a inventé !’ Dis : ‘Apportez donc dix sourates inventées semblables à ceci, et appelez qui vous pourrez en dehors d’Allah, si vous êtes véridiques’. » (Coran, 11:13)
Ce défi met en évidence que le Coran était perçu comme exceptionnel et inimitable, ce qui contredit l’idée qu’il serait simplement une réécriture d’histoires anciennes.
L’accusation selon laquelle le Coran ne serait qu’une répétition de contes anciens reflète principalement une stratégie de rejet et de discréditation employée par les adversaires du Prophète. Plutôt que d’engager un débat sur le fond du message, ils tentaient d’éloigner les gens de Muhammad en affirmant que son discours n’avait rien de nouveau ni de divin. Toutefois, le Coran répond à cette accusation en soulignant son caractère unique, son caractère divin et son incapacité à être imité.
L’imprescriptibilité du Coran
Néanmoins dire que le Coran est unique, miraculeux et qu’Il est la Parole divine ne revient pas à dire qu’il est atemporel et imprescriptible. Au contraire, le Coran était considéré comme unique car il répondait à un contexte unique et différent de tous les textes anciens, même s’il pouvait s’inspirer des anciennes Révélations. Et c’est précisément le fond et l’originalité de ce message que les Mecquois opposés au Prophète n’ont pas voulu voir.
Personnellement, je pense que l’aspect désordonné du Coran est justement ce qui le rend unique. Ce désordre est à préserver car il nous fait comprendre la nature de la Révélation. La tendance actuelle est de chercher une logique dans l’ordonnancement du texte, une rhétorique sémitique, un plan divin. Or, je pense qu’il n’y a pas de message crypté à décoder derrière l’ordonnancement étoilé du texte, qui, rappelons n’est qu’un ordre donné sous le califat de ‘Uthman, d’après les sources historiques.
La forme du Coran, si belle et poétique soit-elle, si mystérieuse soit-elle, n’est, à mon sens, que secondaire. Ce sont les enseignements éthiques et spirituels qui sont à prendre en compte, les principes directeurs qui se révèlent derrière des circonstances historiques à chaque fois différente, pour chaque verset.
Je reprends là la conception de Mahmoud Hussein qui me paraît tout à fait pertinente pour comprendre la nature du Coran.
Le Coran est la Parole de Dieu mais n’est pas consubstantielle à Dieu. Au contraire, cette Parole est entrée dans une dimension temporelle précise et donc relative, l’Arabie du VIIe siècle.
Premièrement, le langage et les mots employés dans le Coran sont ceux de l’époque. Les thématiques du Coran sont celles qui préoccupaient les gens de l’époque.
Deuxièmement, le Coran n’est pas un monologue divin, mais un dialogue entre Dieu et les premiers musulmans, avec des révélations qui répondent à des questions et à des situations particulières.
Troisièmement, Dieu, dans le Coran, abroge certains versets par d’autres, ce qui montre que la Parole de Dieu n’a pas une portée absolue et intemporelle.
Les croyants ne doivent pas lire le Coran comme si chaque verset incarnait la divinité de Dieu. En acceptant l’idée de l’imprescriptibilité du Coran, on trahit la vérité du texte.
Le Coran a été transmis oralement et mis par écrit sous le califat d’Uthman, vers 650-655. Cependant, la manière dont le texte a été organisé a contribué à figer une vision intemporelle du Coran. Les versets ont été présentés sans tenir compte de l’ordre chronologique de leur révélation, ce qui a renforcé l’idée que ces versets étaient intemporels et émanaient d’une volonté divine inaltérable.
Or, à mon sens, l’une des manières les plus efficaces pour comprendre le message divin est de lire et analyser le Coran non seulement de manière chronologique mais aussi thématique.
Un des apports majeurs des chroniques musulmanes sur les circonstances de la Révélation est de permettre de situer les révélations coraniques dans un cadre historique précis. Elles offrent une « cartographie » des événements de la vie du Prophète et permettent de relier les versets du Coran à des événements spécifiques.
C’est pour cela que l’on peut comprendre les différentes contradictions du Coran : les versets coraniques doivent être compris comme des réponses directes aux événements historiques : vu que les besoins de la société du Prophète ont évolué, les versets ont également évolué et les réponses apportées ne pouvaient pas être identiques. La Révélation intervient en temps réel dans le contexte des défis politiques, sociaux et militaires du Prophète. L’exemple le plus parlant est celui des relations sexuelles pendant le mois de Ramadan : d’abord interdites, puis autorisées en raison des transgressions, comme si le dialogue entre Dieu et le Prophète avait abouti à de nouvelles règles, plus légères pour les êtres humaines.
Et c’est là aussi que l’on peut revoir la question de l’abrogation sous un meilleur angle que celui de la tradition :
« Dès que nous abrogeons un verset, ou que nous l’effaçons des mémoires, nous apportons un autre, meilleur ou analogue. » (Verset 2,106)
Pour moi l’abrogation n’est pas à rejeter totalement. C’est plutôt l’usage qui en a été fait par les théologiens qu’il faut rejeter car ils ont eu tendance à dire que finalement tous les versets médinois abrogent les versets mecquois.
L’abrogation est une notion particulièrement inspirante pour comprendre la nature du Coran car elle montre que la notion de temps, de temporalité est incontournable. C’est parce que Dieu intervient dans le temps qu’Il peut délivrer des vérités relatives : lorsque les circonstances changent, les vérités relatives changent avec elles. Si Dieu peut dire deux choses contradictoires, c’est parce que la vérité a changé entre temps et non parce qu’une vérité en a remplacé une autre. Il ne s’agit pas de résoudre la contradiction pour trouver une seule vérité cachée mais accepter que ces vérités puissent coexister en les reliant à des circonstances différentes.
Le fait que Dieu parle à 2 : 106 d’un verset meilleur montre que le Coran n’est pas dans le domaine de l’absolu. Car dans l’absolu, tout se vaut, il n’y a pas de comparaison possible. Deux versets ne peuvent être tous les deux vrais, et la vérité ne peut remplacer la vérité. En revanche, si les deux versets sont rapportés à des circonstances différentes et à des changements dans le temps, alors on peut concevoir que plusieurs vérités peuvent coexister puisque nous sommes dans le temps humain.
Ainsi, dès lors que la Parole de Dieu est distincte de Dieu, qu’elle s’implique dans le temps, le postulat d’un Coran incréé et imprescriptible ne tient plus. Donner à tous les versets la même portée, c’est donner une portée perpétuelle à des versets que Dieu a voulus circonstanciels. La nature du Coran nous incite à penser par nous-mêmes, à trouver des réponses circonstancielles à nos défis contemporains et à prolonger ce dialogue entre Dieu et l’Homme, cette fois-ci sans la tutelle d’une Révélation écrite.