Prêche #47 Dieu en islam : transcendance ou immanence ? (Anne-Sophie Monsinay, 17 novembre 2023)

De la transcendance à l’immanence

Tenter de définir ce qu’est Dieu peut paraître bien ambitieux et indéniablement voué à l’échec. Nos mots, notre langage humain et notre intellect limités ne peuvent qu’amener à limiter Dieu et le décrire bien en deçà de ce qu’Il est réellement. Néanmoins, nous remarquons que le Coran passe son temps à décrire Dieu. La fonction première du texte est de convaincre le peuple récipiendaire de reconnaître l’Unicité de Dieu, de croire en Dieu avant de pouvoir en témoigner (shahada) au vrai sens du terme, c’est à dire voir Dieu donc attester de Son existence avec la certitude de l’expérience spirituelle. Pour convaincre, Dieu parle de Lui, Il se décrit en permanence. Ainsi, chacun peut, selon la compréhension qu’il a de ces descriptions se faire une image, une idée de ce qu’est Dieu. Nous constatons que l’image, la vision, la conception que les musulmans ont de Dieu varie significativement selon les individus. Pour beaucoup, Dieu est transcendant, extérieur à nous, voire inaccessible. Cette grandeur et Toute Puissance de Dieu envahit parfois certains croyant d’un sentiment de crainte vis à vis de Lui. Cette crainte influe sur la relation qu’ils ont avec Dieu mais aussi sur leur raison et leur façon de pratiquer leur religion. D’autres musulmans envisagent au contraire la relation offerte par la transcendance par un lien d’amour. Les plus connus sont les soufis, les amoureux de Dieu, mais il n’y a pas que les soufis qui vivent cette relation d’amour avec Dieu. D’autres enfin ont une relation fondée sur le respect, qui n’est ni de l’Amour ni de la crainte, mais un respect mutuel entre le Créateur et sa créature. La nature de la relation que nous avons avec la transcendance dépend notamment de notre personnalité spirituelle mais aussi de l’éducation religieuse que nous avons reçue. Toujours est-il que cette nature transcendantale de Dieu est ce qui permet d’être en relation avec Lui.

La mise à distance de Dieu vis à vis de ses créatures est exprimée dans plusieurs versets coraniques :

Ce qui est dans les cieux et sur la terre glorifie / s’immerge dans l’Insondable pour Dieu. Lui, l’Inaccessible (aziz), le Sage. (Coran 57 : 1)

Le terme aziz que nous pouvons traduire par « Inaccessible, Puissant, Irrésistible », renvoie à la racine AZZ qui signifie « être important, grave, difficile à supporter, inaccessible, paraître pénible, acquérir de la considération, de la grandeur, de l’importance, surpasser quelqu’un en capacité. » D’autres Attributs divins sont liés à la Majesté dans le Coran : al malik (le Roi), al jalil (le Majestueux), al ghalib (Prédominant), al mouhaymin (prépondérant), al majid (le Glorieux) ou encore l’image du trone (kursi).

Aucune chose n’est semblable à Lui. Lui, l’Entendant, le Clairvoyant. (Coran 42 : 11)

La mise à distance entre Dieu – inaccessible et semblable à aucune chose – et sa créature semble clairement affirmée. Pourtant, si on analyse un peu plus en détail ces deux versets, on remarque que cela n’est qu’apparent et qu’un lien est très vite esquissé.

Ce qui est dans les cieux et sur la terre glorifie / s’immerge dans l’Insondable (sabaha) pour Dieu. Lui, l’Inaccessible, le Sage. (Coran 57 : 1)

Le terme arabe sabaha traduit ici par « s’immerge dans l’Insondable » renvoie dans sa racine au fait de nager, de s’immerger dans l’insondable, de se mouvoir, d’être tranquille, d’exalter quelqu’un, d’être libre.
Selon les déclinaisons, nous y trouvons les notions de natation, de liberté d’action, de mouvement, aisance, de glorification totale, de célébrer la gloire, glorifier Dieu, louer Dieu, d’exalter l’omniprésence divine. Ce terme évoque l’idée d’une immersion qui mène à la liberté, de nager avec plaisir, avec aisance, tout cela dans l’action réelle de la glorification de Dieu. La glorification est ici un plaisir, une détente et surtout la porte de la liberté. Non seulement il n’y a pas de contrainte dans l’action de glorification mais il y a du plaisir, qui n’est pas un plaisir de l’ego mais un plaisir libérateur. D’après le verset, tous les êtres qui sont dans les cieux et sur la terre sont dans cet état de glorification extatique libératrice. Mais malgré cela le verset précise aussitôt que Dieu est Inaccessible (aziz). Ce qui peut paraître paradoxale puisque nous nous immergeons DANS l’insondable. Cette immersion est profondément immanente. Nous plongeons en Dieu pour l’adorer. Pourtant, Il reste inaccessible car notre expérience de Dieu ne renverra jamais à la totalité du divin.

Aucune chose n’est semblable à Lui. Lui, l’Entendant, le Clairvoyant. (Coran 42 : 11)

Dans sa traduction du Coran, Maurice Gloton associe une note de bas de page au terme Shay et précise qu’il s’agit d’une chose, une volonté indéterminée, une possibilité divine douée de volonté en Dieu même. Il se réfère pour cela au Traité sur les Noms divins de Fakr ad-Din ar-Razi. Ce dernier précise ceci : « Ici le mot « chose » s’interprète comme étant la plus indéterminée des réalités possibles, cette chose étant en Dieu même selon certains versets (Quelle Volonté indéterminée (shay) est plus éminente pour témoigner ? Dis : Dieu, Témoin entre moi et vous (6 : 19)). » Dans le verset 19 de la sourate 6, la « chose » (shay) est Dieu. Dans la sourate 42 verset 11, ce n’est pas Dieu qui est évoqué comme étant la « chose » mais ce dernier n’est jamais loin car présent dans la racine du mot. Nous sommes de nouveau confronté à un paradoxe : ce qui semblait mettre le plus à distance Dieu de l’être humain semble encore une fois ne pas l’être tout à fait.

Comment expliquer ces paradoxes entre une transcendance absolue et inaccessible et une immanence latente ? Pour décrire Dieu sans risquer de trop le limiter ou manquer de le définir justement, le Coran va volontairement le qualifier par tout et son contraire. Les Attributs de Dieu ou Noms divins sont souvent constitués d’opposés (le Proche – le Lointain ; l’Intérieur – l’Extérieur ; le Premier – le dernier ; Celui qui élève – celui qui abaisse…). Dieu étant le Tout, l’Absolu, la ilaha ila Allah, il est logique qu’Il englobe tout et l’intégralité de Sa création et que Ses Noms soient multiples et opposés. Les mots sont limités, nous les utilisons pour essayer de nous approcher au mieux du monde spirituel, de qualifier le plus précisément possible la divinité. Mais cela reste des mots. Au delà du sens premier de chacun de ses Noms, leur systématique opposition a un enseignement beaucoup plus large. Elle nous enseigne non seulement que les individus représentent chacun un aspect de Dieu et que seul l’ensemble de ces individus, de ces peuples, de ces religions forment la Totalité de la divinité. Elle nous enseigne aussi que Dieu ne peut pas être que transcendant. Il est tout autant immanent, en nous.

Lui, le Premier et le Dernier et l’Extérieur (zahir) et l’Intérieur (batin). (Coran 57 : 3)

Le terme batin signifie « entrer intimement dans, aller au fond d’une chose, être caché, le ventre, les entrailles,  le secret ». La racine du terme zahir renvoie au fait de se manifester, apparaître, se montrer, être évident, clair, être extérieur, divulguer, éclore. La transcendance est manifeste alors que l’immanence est cachée. C’est ce qui explique peut être qu’en islam on parle beaucoup du Dieu transcendant, extérieur à nous, mais quasiment jamais du Dieu immanent. Si la transcendance semble plus évidente aux humains, l’immanence nécessite une recherche intérieure plus approfondie. Or, une conception immanente de Dieu ajoutée à la transcendance modifie non seulement la relation que l’on a avec Dieu mais aussi le sens que l’on met dans nos pratiques. Pourquoi pratique-t-on ? L’idée de l’immanence divine peut modifier la réponse à cette question en comparaison avec une approche uniquement transcendantale. Si Dieu est en nous, la pratique permet de relier Dieu à Dieu et donc d’agir sur nous même, de nous transformer intérieurement.
L’immanence est présente à de nombreuses reprises dans le Coran. Nous en avons un premier indice avec :

Nous avons créé l’homme ; nous savons ce que son âme lui suggère ; nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire. (Coran 50 : 16)

Ce verset nous indique une grande proximité physique entre Dieu et l’être humain. Et si Dieu est plus près de nous que de la veine de notre cou, on peut donc à juste titre supposer qu’Il est en nous. Cela va être exprimé de manière encore plus explicite dans les versets suivants :

Et lorsque ton Enseigneur dit aux anges : « Je suis en train de créer une forme humaine, d’une argile résonnante, d’un limon façonné. Quand alors je l’aurais harmonisée et que J’aurais insufflé en elle de Mon Esprit, tombez en vous prosternant à cause d’elle. » (Coran 15 : 28-29)

Lors, ton Enseigneur dit aux anges : « Je suis vraiment en train d’instituer une fonction de succession (khalifat) sur terre. » Ils dirent : « Vas-Tu y instituer celui qui sème la corruption en elle et répand le sang, tandis que nous nous immergeons dans l’Insondable sous l’effet de Ta louange, et que nous exaltons Ta Sainteté ? » Il dit : « Vraiment, Moi, Je sais ce que vous ne savez point ! » (Coran 2 : 30)

Dans ces versets, Dieu parle d’Adam avant sa création. Cet Adam désigne non pas l’homme Adam mais l’être humain. Eve n’étant pas encore créée, il représente à la fois l’aspect masculin et féminin, on peut considérer cet être comme asexué ou androgyne. La création d’Eve induira de la dualité (le masculin devient distinct du féminin), symbole de la création distincte du Créateur. Mais à ce moment là, même Adam en tant qu’androgyne n’existe pas puisque nous sommes avant sa création. Dieu parle du projet de sa création. Cet Adam désigne l’ensemble de l’humanité qui en découlera. Il est donc l’archétype de cette humanité. Dieu nous dit qu’Il a insufflé de Son Esprit (Rûh) dans cet être mortel. La question est de savoir si l’Esprit de Dieu est Dieu, ou si c’est une partie de Dieu ? Les soufis l’envisagent comme une émanation de Dieu qui serait à la fois pleinement Dieu car Dieu est indivisible mais sans en être la totalité puisqu’Il ne saurait être enfermé et limité à un corps. Autrement dit, Dieu ne peut pas se placer totalement en l’être humain, sinon on perd la transcendance, mais il peut mettre en l’humain une émanation de Lui. Cet Esprit est l’aspect immanent de Dieu, qu’Il dépose en nous. Le caractère divin est de nouveau confirmé par la suite du verset dans lequel Dieu demande aux anges de se prosterner devant l’être humain. Or, on ne se prosterne que devant Dieu ! Cette injonction confirme la divinité de cette créature.

Dans la sourate 2 verset 30, l’être humain devient le « calife » de Dieu c’est à dire son représentant, son successeur, comme s’il avait une mission divine, celle de poursuivre l’oeuvre de Dieu sur terre. Cela rejoint la Bible qui indique que l’homme est créé à l’image de Dieu. Nous avons en nous des facultés similaires à celles de Dieu qui passent en premier lieu par la possibilité du libre arbitre (symbolisé par la chute d’Adam et Eve) mais aussi par notre puissance créatrice nous permettant de créer à notre tour dans le monde. Plus largement, ce statut de successeur peut aussi se comprendre comme la présence en nous des qualités divines représentées par les différents attributs de Dieu que nous trouvons dans le Coran.

L’Esprit divin (Rûh) est aussi nommé autrement dans le Coran. Il s’agit de la amana (iman) souvent traduit par foi ou croyance mais qui désigne bien plus que la simple croyance. Maurice Gloton le traduit par « dépôt confié ».

Vraiment, Nous avons présenté le Dépôt confié (amana) aux cieux, et à la terre, et aux montagnes. Alors, ils ont refusé de le porter et s’en sont gardés. Or, l’être humain l’a porté. Il se trouve vraiment en situation d’iniquité et d’ignorance ! (Coran 33 : 72)

Dieu nous a confié un « dépôt » que le reste de sa création a refusé et que nous sommes tenus de « mettre en oeuvre » (19:96). Au vu des versets précédemment cités, il paraît naturel d’associer ce dépôt à l’Esprit divin que Dieu a mis en Adam – l’archétype de l’humanité – avant la création.

 
Ainsi, une conception à la fois immanente et transcendante de Dieu induit de faire émerger en nous  ces qualités divines pour être réellement à l’Image de Dieu et « mettre en œuvre le Dépôt confié » (Coran 19:96). La relation à Dieu peut être vécue à la fois comme un échange constitué de la louange, de l’amour ou d’un profond respect vis à vis de la transcendance, et comme transformatif pour le pratiquant qui grandit et s’améliore au fil du temps. Henry Corbin résume ce double mouvement ainsi : « Dieu est ton miroir, c’est-à-dire le miroir dans lequel tu te contemples toi-même, et toi, tu es son miroir, c’est-à-dire le miroir dans lequel il contemple ses Noms divins. »[1] Quant à Ibn Arabi, il résout admirablement ce paradoxe apparent entre transcendance et immanence : « Rien ne Lui ressemble. Dieu ne peut nous être connu que dans ce que nous éprouvons de Lui, de sorte que nous puissions le typifier et le prendre comme objet de notre contemplation, aussi bien dans l’intime de nos cœurs que devant nos yeux et dans notre imagination, comme si nous le voyions, ou mieux dit, de telle sorte que nous le voyions réellement… Il est celui qui dans chaque être aimé se manifeste au regard de chaque amant… de même que nul autre que lui n’est adoré, car il est impossible d’adorer un être sans se représenter en lui la divinité… Ainsi en va-t-il pour l’amour : un être n’aime en réalité personne d’autre que son créateur. »[2]

De l’immanence à l’amour de Dieu

L’amour est la motivation suprême du cheminant soufi. En cela, l’islam et en particulier le soufisme, est une voie mystique et initiatique. Une voie mystique car la dévotion est au cœur de nos pratiques et c’est ce lien d’amour entre Dieu et l’être humain qui agit en transformant le cœur du cheminant. La transformation intérieure n’est pas l’objectif principal de la pratique mais une conséquence de la dévotion. Une sainte soufie du 9ème siècle, Rabia Al Adawiya, disait : « Mon Dieu, si je T’adore par crainte de Ton Enfer, brûle-moi dans ses flammes, et si je T’adore par envie de Ton Paradis, prive m’en. Je ne T’adore, Seigneur, que pour Toi. Car Tu mérites l’adoration. Alors ne me refuse pas la contemplation de Ta Face majestueuse ». Pour contempler la face de Dieu, les mystiques opèrent tout un travail de transformation intérieure grâce à différentes techniques et attitudes dans le monde afin de pouvoir arriver à une véritable contemplation intérieure de la Face de Dieu. Cette ferveur et cet engagement du mystique n’est possible que par la relation d’Amour qui existe entre le Créateur et ses créatures.

L’Amour divin figure dans le Coran explicitement avec le terme Wadud qui fait parti des noms divins très utilisés par les soufis, qui signifie : le Fidèle d’Amour. Le texte coranique précise que Dieu offre un Amour permanent pour « ceux qui mettent en œuvre le Dépot confié » (Coran 19 : 96), c’est à dire les croyants impliqués dans leur évolution spirituelle. Cela ne signifie que Dieu n’aime pas les simples croyants ou les incroyants. Le thème de l’Amour est plus largement représenté dans le Coran par Al rahman al rahim, traduit couramment par « Le Miséricordieux ». La racine de rahim renvoie à la matrice, à l’utérus. Pour le définir dans sa complétude, Maurice Gloton utilise cette périphrase : « idée d’endroit dilatable où est déposé la semence qui actualise des possibilités selon un processus d’amour ». Symboliquement, rahim désigne l’Amour maternel, l’Amour Créateur. Ce mot que l’on traduit de manière simpliste par Miséricorde, renvoie à une réalité beaucoup plus profonde et vaste : celle d’un Amour profondément inconditionnel. Cela induit évidemment un pardon absolu puisque cet Amour n’a pas de limite. Or, la basmallah évoque l’Amour inconditionnel de Dieu en chapeau de presque toutes les sourates du Coran. Ce qui signifie que l’intégralité du contenu de la sourate se fait sous l’aval de l’Amour inconditionnel de Dieu, et ce, même lorsque Dieu fait des reproches aux humains.
L’Amour de Dieu est donné à tous et augmente ou adopte une saveur spécifique lorsqu’on chemine vers Lui (ceux qui mettent en œuvre le Dépot confié). La spécificité des mystiques est qu’ils ont goutté à cet Amour. Ce n’est pas un Amour théorique, qu’ils ont découvert en lisant le Coran et en tombant sur les mots Wadud et Rahman. Ils ont vécu des expériences spirituelles qui leur ont fait sentir cet Amour. Cette expérience concerne aussi bien les sens, les sensations physiques qui passent à travers le corps que des sensations émotionnelles affectant le psychisme, l’âme. Or, c’est avant tout une sensation spirituelle qui relie l’âme (nafs) à l’Esprit (Rûh) c’est à dire qu’elle va nous plonger dans un état de conscience différent, souvent décrit comme un état de paix, un état d’Etre dans lequel l’Unité et l’Amour sont reliés. Les séparations n’existent plus, la dualité n’existe plus, l’Unité est absolue et cette unité est induite par l’Amour qui brise les séparations. Les soufis utilisent souvent l’image du couple éperdument amoureux pour décrire cette sensation spirituelle à l’instar de Leila et Majnun. Leila, l’Aimée, représente Dieu, et Majnun est son Amant follement amoureux. L’union physique d’un couple dans la relation sexuelle exprime aussi cette unité : on passe de deux corps à un seul corps lors de l’accouplement. La dualité se transforme en unité. Et seul l’Amour qui unit ces deux être rend cela possible sur le plan spirituel.

Le cheminement spirituel : les pratiques comme outils pour se réaliser et s’unir à Dieu

L’enjeu du travail spirituel est de retrouver un état de fusion avec Dieu, un état proche d’avant la chute d’Adam et Eve. L’état paradisiaque d’avant la chute est un état d’Union parfaite avec Dieu et d’absence de séparation. En usant de leur libre arbitre, Adam et Eve se coupent de cet état d’osmose et se détachent de Dieu. L’enjeu du cheminement spirituel et de notre incarnation terrestre est de revenir à cet état initial mais cette fois-ci librement et consciemment. Pour cela, les mystiques précisent qu’il est nécessaire de dépasser l’ego (nafs). Cet ego est aussi symbolisé par Iblis (Satan, le diable) dans le Coran qui refuse de se prosterner devant Adam et qui est chargé de le tenter au cours de son existence. Satan ou l’ego (nafs) refuse de s’incliner devant l’Esprit divin (Rûh). Et il va marquer ce refus par des tentations permanentes vers tout ce qui nous éloigne de nos qualités divines. C’est cela qui permet la dualité et le choix entre le bien et le mal. La possibilité du mal est pleinement voulue par Dieu, elle fait parti du plan divin pour nous permettre de cheminer afin de revenir à Dieu consciemment et librement. Dans un passage coranique, Iblis (le diable, l’ego) demande un répit à Dieu pour égarer les hommes. Dieu accepte ! (Coran 38 : 76-79) Iblis (l’ego) aura donc pour mission d’éloigner les humains de Dieu mais ne tentera pas ceux que Dieu « a rendu pur » (Coran 38 : 83), c’est à dire ceux qui ont mis en œuvre le dépôt confié. En effet, les humains purifiés, qui ont réalisé leur nature divine, ne sont plus tenté par le diable vu qu’ils ont dépassé leur ego.

Le mot nafs est aussi traduit par l’âme (Coran 50 : 16). Ce n’est pas pour rien que le même mot arabe soit utilisé à la fois pour l’âme et pour l’ego. L’âme a une connotation positive dans l’esprit des gens contrairement à l’ego. La définition de Gloton nous indique qu’il s’agit de l’âme incorporée donc une âme séparée des autres par un corps physique, une âme individualisée, contrairement au Rûh qui désigne l’Esprit divin Unique ou le souffle divin au-delà de toute incarnation. L’âme est neutre, ni bonne ni mauvaise, elle évolue. Quand elle agit en dehors des sentiers divins, elle devient l’ego ; quand elle agit selon l’Esprit divin, elle se purifie. Dans les milieux soufis, on utilise souvent l’expression « lutter contre l’ego ». Cela vient en partie du Coran avec la sourate 2 verset 54 :

Lors Moise dit à son peuple : « Vous, mon peuple, vous avez enténébré vos âmes (nafs) d’injustice en vous éprenant du Veau. Faites retour à votre Libérateur. Alors, tuez vos âmes ! Cela sera meilleur pour vous chez votre Libérateur. » Il est alors revenu à vous. Vraiment, Lui, Celui qui fait toujours retour, le Très-Rayonnant d’Amour ! (Coran 2 : 54)

Elever son âme et la purifier par l’Esprit nécessite effectivement un travail sur soi, un travail approfondi et difficile et donc une forme de lutte. Néanmoins, il ne s’agit pas de tuer littéralement notre ego. Cela est bien montré avec l’histoire du sacrifice du fils d’Abraham. Le fils symbolise l’ego car il est ce à quoi on tient le plus. En acceptant de sacrifier son enfant, Abraham accepte de sacrifier son ego. Par conséquent, il n’est plus soumis à celui-ci, il se libère de son attachement à l’ego. L’ego donc l’enfant n’a alors plus besoin d’être sacrifié. C’est pourquoi Dieu intervient pour empêcher le sacrifice. L’ego ne doit pas être supprimé car il est utile pour l’individu, il lui permet d’exister en tant qu’individu séparé, ce qui est nécessaire dans cette vie terrestre. Il permet aussi d’avoir différentes personnalités, ce qui contribue à la diversité qui est un reflet de Dieu (diversité des Noms Divins). Je préfère employer les expressions de purification ou d’éducation de l’ego. On utilise la spiritualité et on fait appel à notre Esprit Divin ou notre Dépôt confié pour élever notre âme de façon à ce que notre ego agisse selon ce Dépôt divin. Mohamed Iqbal, grand philosophe et réformiste Pakistanais, va même plus loin puisque qu’il parle de l’Ego ultime. Ici, l’ego perd complétement sa connotation péjorative, et devient, après purification, l’équivalent de l’Ame pure, de l’Esprit divin et du Dépot confié. Il utilise le terme Ego pour parler de Dieu, en mettant l’accent sur l’immanence divine.

Pour arriver à cette purification de l’âme et cet état de fusion avec le divin, les mystiques utilisent les pratiques religieuses traditionnelles qu’ils complètent avec d’autres pratiques spécifiques comme la répétition des Noms divins :

Invoque / Souviens-toi (dhikr) de ton Seigneur au fond de toi-même avec humilité et crainte ! Invoque-Le à voix basse, matin et soir, sans jamais te laisser distraire. (Coran 7 : 205)

L’invocation (dhikr) est une pratique fortement recommandée par le Coran qui permet, par la répétition des attributs de Dieu, de faire émerger ces qualités enfouies en nous. Dans cette perspectives, les pratiques ne sont pas des commandements divins, des injonctions que Dieu nous donne dans l’espoir d’obtenir le paradis. D’ailleurs, les mystiques envisagent le paradis et l’enfer dans un sens symbolique, l’enfer étant la soumission à son ego, et le paradis, la libération de l’Ame, la réalisation spirituelle. Les pratiques sont des outils que Dieu nous offre pour cheminer vers Lui, une opportunité de nous rapprocher de Lui et de Lui ressembler. Autrement dit, on ne pratique pas pour Dieu – il est autosuffisant et a nul besoin de nos pratiques – mais pour nous. L’intention et l’état de présence dans la pratique sont la clef et la grande difficulté de ce cheminement. La répétition permet le rappel de cet état divin. En combinant intention, concentration et répétition, les pratiquants ont tous les outils pour modifier leur état intérieur, l’objectif étant de conserver cet état en dehors du temps de la pratique.


[1] Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi

[2] Ibn Arabi, Les illuminations de la Mecque, Albin Michel