Prêche #34 « L’excellence : commentaire de la sourate 41 versets 33 à 36 » (17 septembre 2022, Anne-Sophie Monsinay)
Et qui a une parole plus excellente que celui qui appelle à Dieu et accomplit l’œuvre intègre et dit : « Vraiment, je suis parmi ceux qui s’abandonnent. »
Or, l’excellence et le méfait ne sont pas équivalents. Affranchis-toi par ce qui est meilleur. Si alors entre toi et autrui une inimitié existait, il deviendrait tel un proche chaleureux.
Cela ne se rencontre que chez celui qui a enduré. Cela ne se rencontre que chez le détenteur d’un bonheur insigne.
Et si une suggestion maligne de Satan t’incite au mal, alors cherche refuge auprès de Dieu. Vraiment, Lui, l’Entendant, le Savant ! (Coran 41 : 33-36)
La sourate 41 dont est tirée cet extrait est une sourate mecquoise qui serait révélée en 61ème position sur les 114 sourates du Coran, c’est-à-dire qu’elle a été révélée dans la première moitié de la Révélation du Coran, avant l’hégire. C’est une sourate qui s’adresse avant tout aux mecquois, le peuple du Prophète Muhammad – même si le Coran étant universel, elle s’adresse à tout lecteur pour toute époque. Cette sourate réitère l’invitation à la foi en un Dieu unique face à un peuple dont une partie nie cette Révélation et continue à pratiquer l’adoration d’idoles et à adopter une attitude pas toujours juste ni équitable dans ses relations sociales.
L’extrait choisi commence par énoncer ce que le Coran considère comme le modèle de la piété chez un croyant. Dans de nombreux versets, Dieu associe la foi en un Dieu unique et les œuvres accomplies. Ainsi, un musulman sincère dans sa foi ne saurait approcher l’idéal coranique de la piété si ses actes ne sont pas conformes à sa foi et à l’éthique islamique. Le Coran développe le contenu de cette piété dans une autre sourate :
La bonté pieuse ne consiste pas à tourner vos visages vers le levant ou le couchant. Mais la bonté pieuse est de croire en Dieu, au Jour dernier, aux Anges, aux Livres et aux Prophètes, de donner de son bien, malgré l’amour qu’on lui porte, aux proches, aux orphelins, aux nécessiteux, aux voyageurs indigents et à ceux qui demandent l’aide, et d’affranchir les esclaves, d’accomplir la prière et de s’acquitter de l’aumône excédentaire purifiée. Et ceux qui remplissent leurs engagements lorsqu’ils se sont engagés, ceux qui sont endurants dans l’adversité et les contraintes et au moment même de l’adversité, les voilà les véridiques et les voilà ceux qui se prémunissent ! (Coran 2 : 177)
On constate que l’éthique a une part essentielle et équivalente à la foi : 5 piliers de foi sont énoncés ici (croire en Dieu, au Jour dernier, aux anges, aux livres, aux Prophètes) contre 5 pratiques (donner de son bien, prier, affranchir un esclave, respecter ses engagements, endurer dans l’adversité) parmi lesquelles seule la prière rituelle est une pratique dévotionnelle. Les autres pratiques relèvent de l’aumône, de l’éthique envers son prochain ou de la maîtrise de soi face à l’adversité.
Dans d’autres passages, le Coran interpelle le croyant en lui demandant d’accomplir la salat et la zakat, la prière et l’aumône. Là encore, un acte de foi (la pratique de la prière) et presque systématiquement associé à un acte d’altruisme, de don de soi ou de ses biens non pas pour Dieu mais pour autrui. Les bonnes actions et la foi sont donc indissociables pour le musulman qui cherche à se rapprocher de Son Seigneur et atteindre cette piété auquel le Coran invite.
Le verset 33 ajoute une troisième élocution considérée comme relevant de l’excellence : le fait de « se soumettre » d’après la traduction de Maurice Gloton bien que ma préférence revient à celle de « s’abandonner à ». En arabe, on trouve Innani min al muslimina qui signifie littéralement « je fais partie des musulmans », traduction que l’on trouve dans la plupart des versions, comme par exemple : « celui qui proclame tout haut son appartenance à l’islam » (Mohamed Chiadmi). Il est important d’évoquer quelques éléments historiques pour comprendre le sens de cette expression. A l’époque de la Révélation Coranique, l’islam n’était pas encore une religion définie, puisque la Révélation s’est faite de manière progressive sur une période de 23 années et les pratiques islamiques ont été mises en place au fur et à mesure. Il n’y avait donc pas « d’islam » dans le sens d’une religion instituée telle que nous la connaissons aujourd’hui. De la même manière, le terme « musulman » ne visait pas à désigner les disciples du Prophète Muhammad mais simplement toute personne monothéiste. Les termes « islam » et « musulman » dont la racine SLM renvoie à la paix (salam) signifient – lorsqu’on y ajoute le préfixe « is » pour « islam » – « entrer dans la paix » c’est à dire : « s’abandonner (en l’occurrence à Dieu) dans un acte libre et de manière paisible et spontanée, en être libre » (Ghaleb Bencheikh). Pour éviter les contresens dans ce verset et d’autres similaires dans lesquels le Coran utilise les mots « islam » et « musulmans », il convient donc de traduire ces termes par leur sens étymologique car c’est ainsi qu’ils étaient compris à l’époque. Précisons également que la traduction « d’islam » ou « musulman » par « soumission » n’est pas juste car le terme « soumission » renvoie à une connotation péjorative en français qui n’existe pas dans le mot arabe « islam ». En arabe, soumission se traduit par « khoudhoue » et non pas par « islam ». Il n’y a pas de mot français pour traduire islam, il faut utiliser une périphrase qui doit comprendre les mots « paix », « abandon », « volontaire » ou « conscient ». Rien à voir avec la soumission qui de fait nie la liberté et bannie complétement l’idée de paix.
Le verset 33 indique donc que la parole la plus excellente est celle qui proclame l’Unicité de Dieu, l’accomplissement des actions pieuses et de se considérer comme entrant dans la paix en s’abandonnant à… A qui ? A quoi ? Est-ce seulement à Dieu ? L’abandon à Dieu est bien sûr ici central mais ne s’agit-il pas aussi de l’accomplissement des œuvres ? Il s’agirait alors d’une façon d’œuvrer dans le monde pour la paix et avec amour. L’abandon à la paix serait alors un état intérieur qui conditionnerait le juste accomplissement des œuvres.
Les trois versets suivants sont une explication de ce verset 33. Le verset 34 donne des arguments pour chercher à convaincre le lecteur de la supériorité du choix de la bonne action par rapport à la mauvaise. Ainsi, faire le bien ne devrait pas être un choix parmi d’autres, que l’on ferait uniquement lorsque nous en avons la possibilité, telle une pratique religieuse durant un instant dans notre journée. Ce choix doit être permanent, quelle que soit la situation qui nous fait face. Le pieu fera le bien indépendamment des circonstances, y compris face au mal.
Le Coran explique qu’il ne s’agit pas seulement d’une action louable ou d’un acte de charité mais que l’auteur de la bonne action en sera directement récompensé. Les conséquences en sont données : celui qui fait le bien récolte le bien car le bien détruit le mal. L’amour donné l’emporte sur la haine. Djalal ad-Din Rumi l’exprime ainsi dans le Mathnawi : « La malédiction divine, c’est ce qui fausse la vision de quelqu’un, et le rend jaloux, vaniteux et vindicatif, de telle sorte qu’il ne sait pas que quiconque fait le mal, ce mal à la fin reviendra le frapper. »
Comment est-ce possible ? Le Coran explique que l’être humain est constitué d’un corps, d’un Esprit (Rûh) – insufflé à Adam au moment de la création de l’humanité, et d’une âme (nafs). Les soufis développent la fonction et les spécificités du nafs à travers les versets coraniques. L’âme est libre d’agir et de choisir entre le bien et le mal. L’âme, que les soufis traduisent aussi par ego quand elle fait un choix qui éloigne de Dieu, n’aime pas être dévalorisée, effacée, humiliée, car chaque individu s’identifie à son âme et oublie qu’elle n’est en réalité qu’un outil pour agir dans ce monde. Or, nous ne sommes ni notre corps, ni même notre âme car pour la plupart des soufis l’âme aussi disparaît. En effet, le Coran nous dit : « Toute chose est périssable sauf Sa face » (28 : 88). Que sommes-nous alors ? Les soufis répondent que nous sommes le Rûh, l’Esprit divin, ce souffle Unique qui anime toute vie humaine. Par conséquent, rien ne nous distingue de notre voisin. Pour les soufis, une personne qui nous attaque ; c’est nous même qui nous attaquons et si nous ripostons, nous œuvrons contre nous-même.
Or, il est naturel pour une personne de réagir lorsque son ego se sent attaqué. L’amour est un choix divin qui nécessite une grande maîtrise de soi et un travail sur soi en conscience. Dieu le sait et l’indique dans la suite de la sourate en précisant que cette grandeur d’âme de rendre le mal par le bien ne se trouve que chez ceux qui endurent avec patience les épreuves (sabour : le patient) et qui par cela atteigne un grand bonheur (hadhin) dans le verset 35. En effet, si elles sont vécues avec sagesse, les épreuves fortifient et nous élèvent spirituellement. Rumi dit dans le Mathnawi : « Quiconque est le compagnon d’une haute situation dans un palais, c’est la récompense de quelque champ de bataille et de dures épreuves. », et « Les serviteurs de Dieu sont compatissants et patients : ils ont, pour arranger les choses, la même attitude que Dieu. Ils sont bienveillants et désintéressés, secourables lors de la dure épreuve et du jour douloureux. » ou encore « Les épreuves et la peur pour votre vie sont comme une pierre de touche : c’est ainsi que l’on distingue l’homme brave de celui qui est lâche. »
Le Coran aussi insiste sur l’importance des épreuves comme fortifiant spirituel :
Les hommes s’imaginent-ils qu’on les laissera dire : « Nous croyons » sans les mettre à l’épreuve ? (Coran 29 : 2)
Certes, Nous vous soumettrons à quelques épreuves en vous exposant de temps à autre à la peur et à la faim, en vous faisant endurer quelques pertes dans vos biens, dans vos personnes et dans vos récoltes. Mais tu (Muhammad) peux annoncer une heureuse issue à ceux qui souffrent avec patience. (Coran 2 : 155)
Dieu connaît la difficulté d’exiger d’offrir la paix face au mal. C’est pourquoi d’autres possibilités sont offertes dans d’autres versets : la loi du Talion biblique qui vise en la réparation d’un dommage subit, autrement dit la justice et non pas la vengeance, est réaffirmée dans le Coran et considérée comme légitime. Mais le verset qui l’évoque précise tout de même qu’il est préférable de pardonner (Coran 5 : 45). Dieu s’adapte donc aux possibilités de chacun en donnant des alternatives et des degrés dans l’accomplissement du bien. Il est préférable de chercher la justice à la vengeance et il est préférable de pardonner que d’obtenir une réparation. Plus le choix contribue à la générosité et à l’amour du prochain, plus il est agréé, élevé et noble aux yeux de Dieu.
Il ne s’agit pas pour autant de penser que seuls certains élus comme les Saints ou les Prophètes pourraient être en mesure de répondre au mal par le bien. Si le Coran considère cela comme la Parole la plus excellente et que Dieu l’évoque dans le corpus, c’est qu’elle concerne chaque lecteur ou auditeur de la Révélation. Dieu permet simplement à chacun d’y accéder progressivement mais il est de notre devoir en tant que croyant d’œuvrer en ce sens.
La clef pour y accéder nous est offerte à la fin de l’extrait : en cas de tentation par Satan, qui peut désigner à la fois une entité extérieure tentatrice mais aussi et surtout un symbole de notre ego qui cherche à nous éloigner de Dieu – tentation qui viserait à nous inciter à répondre à la haine par la haine – Dieu préconise de prendre refuge en Lui. Nous revenons alors à l’idéal de piété évoqué par le verset 33 : la plus excellente des Paroles est de s’abandonner à Dieu. Ainsi seulement, nous serons en mesure de trouver la force et les ressources intérieures nécessaires pour agir dans l’amour au quotidien.
« Jette ton projet devant le Bien-Aimé – bien qu’en vérité ton projet soit Son projet. Seul, ce que Dieu a fait croitre est utile ; ce qu’Il a semé d’abord grandit à la fin. Quoi que tu sèmes, sème par amour pour Lui, étant donné que tu es captif du Bien-Aimé, ô amoureux. Ne t’en tiens pas à cette âme charnelle voleuse et à son œuvre : ce qui n’est pas l’œuvre de Dieu n’est rien, rien. Sème (la bonne graine) avant que vienne le Jour de la Résurrection et que le voleur de nuit soit déshonoré devant Celui à qui appartient le Royaume. » Rumi – Mathnawi