Prêche #32 « La justice sociale dans le Coran » (18 mars 2022, Eva Janadin)

Chères sœurs, chers frères en humanité,

Les théologiens mutazilites ont été surnommés les « ahl al-‘adl wa l-tawhîd », c’est-à-dire les partisans de la Justice et de l’Unicité divine. Je ne reviendrai pas sur la question de l’Unicité aujourd’hui mais je vais m’attarder sur celle de la Justice. Cette qualité est pour les mutazilites un attribut divin. Dieu se doit d’être juste dans le Jugement dernier comme Il commande aux humains d’êtres justes envers leurs semblables. Dieu tient sa Promesse lorsqu’il dit aux humains qu’Il les jugera selon une équité parfaite dans l’Au-delà. Sans revenir sur le détail de la théologie des attributs divins et des nombreux débats qui ont opposé les acharites aux mutazilites à ce sujet, je préfère aujourd’hui m’attarder sur la Justice comme un principe de vie éthique pour les humains en vous posant la question : comment à notre échelle, en tant que créatures de Dieu, pouvons-nous nous comporter avec équité et justice envers les autres ?

Le Coran a été révélé dans un contexte social bien précis, caractérisé par un système tribal et esclavagiste. À l’époque, la concurrence entre les clans et les tribus était forte, conduisant les plus forts et les plus puissants, notamment ceux qui avaient pris le monopole du commerce de La Mecque, à opprimer les plus faibles et à créer un système social profondément inégalitaire. Le Coran a donc non seulement transmis un message spirituel, mais aussi un message social pour améliorer la situation et nous donner des principes pour permettre de continuer le progrès vers l’égalité complète entre les individus d’une même société. C’est ce que nous souhaitons porter ici dans cette mosquée à travers la notion de progressisme.

Lutter contre l’oppression

Dieu dans le Coran appelle les opprimés, al-mustad’afûn fî l-ard (Coran 28 : 5), les opprimés de la terre. Ce sont ceux qui ont été appauvris par les mustakbirûn, à savoir les arrogants et les puissants. Dieu dénonce ces derniers cherchant à se comporter comme des dieux surpuissants sur terre, à l’image de Pharaon qui est l’archétype du tyran et de l’oppression. 

Venir en aide aux plus démunis est une responsabilité, un instinct interne à tout être humain. Défendre les droits et ne pas faire le tri entre les différentes formes d’oppression est un devoir moral, commun à l’islam mais aussi à toutes les religions qui peuvent exister. C’est un réflexe, une fitra.

Les prophètes sont d’ailleurs sous issus de milieux pauvres ou modestes, ou ont partagé leur vie avec les plus démunis. Muhammad par exemple était lui-même orphelin de père et de mère.

Cette idée de se placer du côté des opprimés n’est pas une chose nouvelle apportée par le Coran. Elle est une éthique de vie aussi prônée dans la Bible.

Qui n’a jamais entendu l’expression « Le Seigneur protège l’étranger, il soutient la veuve et l’orphelin. » (Psaume 145). Elle se rencontre presqu’une cinquantaine de fois dans l’Ancien Testament.

C’est une des grandes caractéristiques de la première Alliance : le peuple qui n’est pas capable de protéger les plus démunis (parmi lesquels on retrouve systématiquement la veuve, l’orphelin et l’étranger) serait hors-la-Loi divine, et romprait l’alliance avec Dieu.

Néanmoins, défendre ses droits lorsque l’on a subi une injustice (zulm) ne consiste pas à suivre de la haine, de la victimisation et de la déresponsabilisation. Il ne s’agit pas d’agir sous le coup de la colère lorsque l’on a subi une injustice, mais d’agir avec objectivité pour faire reconnaitre ses droits.

Dieu demande ainsi aux premiers musulmans persécutés par les Qurayshites de La Mecque de ne jamais commettre l’injustice malgré la haine de leurs ennemis.

« Ô les croyants ! Soyez stricts (dans vos devoirs) envers Dieu et (soyez) des témoins équitables. Et que la haine d’aucun peuple ne vous rende injuste. Pratiquez l’équité : cela est plus proche de la piété. Et craignez Dieu. Car Dieu est certes Parfaitement Connaisseur de ce que vous faites. » (Coran 5 : 8)

Cette équité impartiale est selon ce verset un outil pour atteindre la piété (taqwa). Aucune persécution subie ne peut justifier de commettre l’injustice, ce qui ne signifie pas pour autant de rester passif mais de défendre ses droits avec dignité.

Agir au profit des démunis avec justice et équité

Si le Coran incite fréquemment les croyants de se placer du côté des opprimés, il instille aussi un savant équilibre : se placer du côté des opprimés, mais toujours au nom de l’équité et de la justice.

Un verset peut nous aider à comprendre que Dieu ne nous demande pas une compassion aveugle envers les plus démunis, puisque la règle principale de la justice est qu’elle doit s’appliquer à tous, riches, pauvres, femmes, hommes : et que l’injustice ne doit jamais nous mener à commettre nous même une injustice.

Dans le Coran 4 : 135 :

« Ô les croyants ! Observez strictement la justice et soyez des témoins (véridiques) comme Dieu l’ordonne, fût-ce contre vous-mêmes, contre vos père et mère ou proches parents. Qu’il s’agisse d’un riche ou d’un besogneux, Dieu a priorité sur eux deux (et Il est plus connaisseur de leur intérêt que vous). Ne suivez donc pas les passions, afin de ne pas dévier de la justice. Si vous portez un faux témoignage ou si vous le refusez, [sachez que] Dieu est Parfaitement Connaisseur de ce que vous faites. »

Pour expliquer les circonstances de la Révélation de ce verset (asbâb al-nuzûl), al-Wahidî précise qu’un homme pauvre et un homme riche se rendirent devant le Prophète pour qu’il arbitre un différend entre eux. Le riche accusa le pauvre de l’avoir lésé. Pourtant, le Prophète trancha en faveur du pauvre parce qu’il pensait qu’un pauvre ne pouvait faire de tort à un riche.

Dieu reprocha au Prophète d’avoir suivi ses passions (al-hawâ’), autrement dit son penchant naturel envers les plus pauvres et ses préjugés envers les plus riches. Dieu rappelle ainsi que le jour du Jugement, il n’y aura plus de riches ou de pauvres, mais seulement des êtres humains tous responsables de leurs actions et que toute injustice sera punie.

Dans ce verset, deux termes sont associés à cette idée justice : le nom al-qist et le verbe ‘adala.

La racine ‘adala renvoie à l’idée d’être juste, dans le sens d’égaliser, d’être équivalent, de traiter avec équité et impartialité et de considérer sur un pied d’égalité tous les individus, quelle que soit leur origine sociale, ethnique ou leur genre.

La racine qasata renvoie aux mêmes idées : il s’agit de contrebalancer, d’agir avec justice, d’être équitable et de répartir avec équité. Le Coran utilise très souvent la métaphore de la balance qui permettait aux marchands à l’époque de donner le juste poids, la juste en mesure pour calculer le montant d’une marchandise. Tout fraudeur était ainsi associé à un oppresseur et à un tyran.

Ainsi, Dieu reproche au Prophète ici de ne pas avoir fait preuve de subjectivité et d’impartialité dans son jugement.

L’exigence de l’objectivité et de l’impartialité

L’impartialité est le défi que doit relever tout juge. Ce dernier doit mettre de côté ses préjugés, ses partis pris, et ne pas se laisser influencer par ses passions, par son histoire personnelle ou juger une affaire. L’impartialité est d’ailleurs consacrée dans l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme : elle désigne l’absence de préjugés qui doit caractériser un juge.

C’est là que nous voyons la parfaite comptabilité du Coran avec notre démocratie actuelle : l’indépendance et l’impartialité, permises par la séparation des pouvoirs, constituent les deux principes fondamentaux de tout système judiciaire démocratique.

Nous ne sommes bien sûr pas tous juges au sens matériel du terme. Mais ce genre d’anecdotes coraniques peut être riche d’enseignement pour nous aider à garantir la justice sociale à notre propre échelle et au quotidien. Comment être le plus impartial possible pour appliquer ce principe d’équité dans notre engagement dans la société ?

Dans cette lutte contre nos propres préjugés, nous tentons de nous rapprocher le plus possible du haqq, dont la racine signifie de « tomber juste », comme l’archer qui parvient à tirer au centre de la cible. La racine haqaqa signifie aussi « se réaliser ». Le fait d’agir avec justice et de juger avec impartialité devient ainsi directement synonyme d’une forme de réalisation personnelle : de découverte de la Réalité ultime, du monde tel qu’il est en toute objectivité. C’est pourquoi le terme haqq est souvent traduit par Vérité objective, mais aussi par Réalité ultime par les soufis.

Le principe fondamental pour accomplir cette justice est d’avoir une lecture juste du monde en adoptant une attitude ou une disposition d’esprit pour voir les choses telles qu’elles sont sans les déformer, ni par étroitesse d’esprit ni par parti pris, c’est-à-dire de ne pas prendre nos valeurs personnelles et nos habitudes comme des dogmes ou des vérités absolues.

L’objectivité est-elle une illusion ? Peut-on en tant qu’être humain s’en rapprocher sans tomber dans le dogmatisme ? Peut-on voir le monde et les gens tels qu’ils sont et nous départir de notre subjectivité ?

Autrement dit, comment faire ? Existe-t-il un mode d’emploi pour être objectif ? Il n’existe bien évidemment pas de recette miracle, mais les chercheurs en sciences humaines et sociales ont tenté de mettre au point des méthodes qui peuvent nous aider à apprendre à être objectifs et impartiaux.

L’analyse de soi

La connaissance de soi est à la base de toute vie spirituelle. Il s’agit d’abord de prendre conscience de notre propre subjectivité, de faire une démarche d’introspection pour bien comprendre quelles sont nos valeurs, notre vision du monde, les déterminismes de notre culture, de notre origine sociale et examiner tous ses préjugés.

C’est exactement la méthode qu’utilisent les ethnologues et les sociologues qui insistent sur le fait de prendre des distances avec toutes les premières impressions qu’ils peuvent avoir sur le groupe social ou le peuple qu’ils étudient, et d’éviter qu’elles interfèrent sur leur analyse.

Concernant l’exemple cité précédemment, Dieu reproche au Prophète de ne pas avoir fait preuve d’introspection : Muhammad a directement jugé en faveur du pauvre parce qu’il avait non seulement un a priori pour les riches mais aussi sur les pauvres, considérés ici comme des victimes permanentes, comme s’ils ne pouvaient avoir aucune responsabilité dans leurs actes.

L’empathie 

Être impartial implique donc une grande ouverture d’esprit et un jugement sans parti pris. Il s’agit de comprendre le point de vue de son interlocuteur, tâche ô combien ardue quand cet interlocuteur ne partage pas du tout nos propres valeurs. Mais attention, comprendre et être empathique ne signifie pas pour autant excuser si un acte injuste a été commis.

Le sentiment de l’empathie et de compassion, que l’on pourrait voir dans la notion coranique de rahma, permet de saisir une réalité qui pourrait nous échapper. Ce sentiment permet de nous concentrer sur le ressenti de l’interlocuteur, et non sur ce que ce dernier représente socialement et moralement à nos yeux, et aussi sur ce qui pourrait nous indigner.

Dans le verset ci-dessus, Dieu reproche au Prophète d’avoir suivi ses passions, al-hawâ’. C’est-à-dire qu’il a éprouvé tellement de sympathie envers le plus pauvre qui était accusé d’un délit qu’il en est venu à excuser son acte en raison de sa condition sociale.  

L’étymologie hawaya renvoie à l’idée de « tomber vers le bas, dans un précipice, dans une abîme », voire « de mourir et de s’effondrer ».

En effet, la vive affection, quasi passionnelle, que l’on peut avoir pour un groupe ou une personne, peut être dangereuse pour l’impartialité. Cette pitié excessive et victimisante peut nous mener à justifier le comportement des interlocuteurs voire d’excuser les attitudes injustes qu’ils peuvent avoir, et donc de juger finalement avec partialité.

L’honnêteté

Chercher l’impartialité n’est donc pas du tout une chose facile. Et la quête de l’objectivité ne doit jamais nous faire oublier l’honnêteté et l’humilité. Notre interprétation de la réalité sera toujours plus ou moins biaisée par notre éducation, notre système de valeurs, et nos préjugés.

L’attitude impartiale implique aussi la conscience de notre propre subjectivité malgré tous les efforts que nous pouvons faire : tout juge doit révéler clairement son point de vue, afin que chacun sache où il se situe, il s’agit de faire preuve d’honnêteté intellectuelle. L’opinion, les jugements de valeur, les préjugés doivent être communiqués et conscientisés.

Ce principe de transparence incite aussi à garder sa propre humilité : il est impossible d’être intégralement objectif, il s’agit surtout de faire l’effort de se rapprocher de la réalité, tout en prenant en compte ses propres considérations personnelles, qui vont nécessairement colorer l’interprétation des faits. L’objectivité pure, il n’y a que Dieu qui la connaisse, mais les êtres humains doivent se rapprocher le plus possible de cette impartialité.

(Toutes ces réflexions sont inspirées de la méthode de Daniel Cornu, Cornu Daniel, Journalisme et vérité : l’éthique de l’information au défi du changement médiatique, Labor et Fides, Genève, 2009, pp. 337-369)

Protéger la veuve et l’orphelin tout en étant équitable

La famille est un domaine privilégié où Dieu incite à appliquer l’équité et la justice, en particulier au sujet des veuves et des orphelins.

À l’époque du Prophète, à cause des guerres tribales notamment, de nombreuses femmes perdaient leur mari et se retrouvaient seules avec leurs enfants. Étant donné que les femmes ne travaillaient que très rarement, elles se retrouvaient exclues socialement et sans aucun moyen de subvenir aux besoins de leurs enfants.

Aujourd’hui, nous voyons la polygamie comme un outil du patriarcat puisqu’elle est refusée aux femmes. Nous portons un jugement moral parce que ce système familial n’est plus compris dans le sens qu’il avait pour l’époque de la Révélation du Coran.

Il faut justement nous départir de nos préjugés contemporains pour comprendre les raisons qui ont poussé à privilégier ce système. En réalité, il faudrait plutôt dépassionner ce débat lié à la polygamie : qui est conçue dans le Coran comme un outil pour garantir l’équité et la justice sociale. En effet, la polygamie coranique ne peut pas être pensée en dehors de la question des orphelins.

On a souvent tendance à placer le verset sur la polygamie (Coran 4 : 3) hors de ce contexte social et hors de son contexte littéraire. L’ensemble des versets du début de la sourate 4 porte d’abord sur la question des orphelins.

« 1. Ô hommes ! Craignez votre Seigneur qui vous a créés d’un seul être, et a créé de celui-ci son épouse, et qui de ces deux-là a fait répandre (sur la terre) beaucoup d’hommes et de femmes. Craignez Dieu au nom duquel vous vous implorez les uns les autres, et craignez de rompre les liens du sang. Certes Dieu vous observe parfaitement.

2. Et donnez aux orphelins leurs biens ; n’y substituez pas le mauvais au bon. Ne mangez pas leurs biens avec les vôtres : c’est vraiment un grand péché.

3. Et si vous craignez de n’être pas justes envers les orphelins, il est permis d’épouser deux, trois ou quatre, parmi les femmes qui vous plaisent. Mais, si vous craignez de n’être pas justes avec celles-ci, alors une seule, ou des esclaves que vous possédez. Cela afin de ne pas faire d’injustice.

4. Et donnez aux épouses leur dot (mahr), de bonne grâce. Si de bon gré elles vous en abandonnent quelque chose, disposez-en alors à votre aise et de bon coeur.

5. Et ne confiez pas aux (femmes qui risquent de gaspiller) vos biens dont Dieu a fait votre subsistance. Mais prélevez-en, pour elles, nourriture et vêtement ; et parlez-leur convenablement.

6. Et éprouvez (la capacité) des orphelins jusqu’à ce qu’ils atteignent (l’aptitude) au mariage ; et si vous ressentez en eux une bonne conduite, remettez-leur leurs biens. Ne les utilisez pas (dans votre intérêt) avec gaspillage et dissipation, avant qu’ils ne grandissent. Quiconque est aisé, qu’il s’abstienne d’en prendre lui-même. S’il est pauvre, alors qu’il en utilise raisonnablement : et lorsque vous leur remettez leurs biens, prenez des témoins à leur encontre. Mais Allah suffit pour observer et compter. »

Le principe directeur de tous ces versets est l’équité associée à la responsabilisation des individus, autant la responsabilité du tuteur légal, des veuves ayant retrouvé un mari, que celle des orphelins ayant atteint la majorité.

(1) Au tuteur et au mari, il est demandé de toujours faire preuve d’équité. Il peut adopter autant d’enfants qu’il le souhaite mais à condition d’être capable de s’en occuper. Auquel cas, il peut choisir d’épouser d’autres veuves. Mais là encore, il doit aussi être capable de subvenir aux besoins de toutes ces femmes, puisqu’il est obligé de leur donner une dot (mahr) à chaque mariage conclu (verset 3). Il est aussi interdit au tuteur de gaspiller l’héritage des orphelins qu’il adopte : il peut, mais seulement s’il est trop pauvre, prélever un dédommagement (versets 2 et 6).

(2) À la veuve qui retrouve un mari, il est aussi possible pour elle de contribuer avec ses biens au foyer, mais elle doit aussi être responsable des biens matériels que son mari lui donne pour subvenir à ses besoins et ne pas dépenser inutilement tous les biens au détriment des enfants et de l’époux (versets 4 et 5).

(3) À l’orphelin majeur, il n’est pas non plus traité comme une victime irresponsable. Une fois l’âge adulte atteint, le tuteur lui donnera la part de tous ses biens uniquement s’il a une « bonne conduite », c’est-à-dire s’il est suffisamment capable d’être responsable de ses biens et de ne pas les gaspiller à son tour (verset 6).

Aider la veuve et l’orphelin dans une parfaite équité et en responsabilisant chacun des acteurs, tel est le principe de ces versets pour assurer la justice sociale.

Culpabiliser face à la misère

Si aider les opprimés avec justice et équité est un principe directeur coranique, comment l’appliquer aujourd’hui et surtout, comment ne pas tomber dans une culpabilisation excessive face à toute détresse non secourue ? On se retrouve souvent en situation de culpabilité vis-à-vis des souffrances et des injustices sociales.

Il ne faut pas oublier que la situation sociale de la péninsule Arabique n’a rien à voir avec la situation de notre mondialisation actuelle qui a multiplié les injustices puisque notre monde est intégralement connecté. À l’époque, il était plus facile de garantir cette justice sociale à une échelle locale : celle de la famille, de la tribu ou du village. Aujourd’hui, une action ici en France, comme acheter un smartphone, peut créer une injustice à des milliers de kilomètres, puisque ce même smartphone a pu être fabriqué grâce au travail d’enfants dans des mines de métaux lourds, qui plus est dangereux pour la santé, et que la concurrence de ces ressources provoque de nombreux conflits armés en Afrique centrale.

Nous avons en tant qu’individus du XXIe siècle beaucoup plus de responsabilités diverses et variées, nous appartenons non seulement à une famille dont nous sommes responsables, mais aussi à une ville, à une région, à un pays, à une union de pays, au monde !

Il faut donc repenser la question de la protection des plus démunis à la lumière de ces conditions nouvelles.

Résister à la culpabilisation tout en participant à la solidarité collective est pourtant possible. Payer ses impôts, voter pour contrôler l’action politique sont aujourd’hui nos manières de défendre la veuve et l’orphelin.

Aujourd’hui, l’État-providence apporte cette protection aux plus démunis. À travers la fiscalité, il est possible de bénéficier de la sécurité sociale, des aides de l’État. Il existe également des pensions de réversion pour les veuves, les orphelins peuvent devenir pupilles de l’État pour être protégés.

Cela ne suffit pas bien évidemment et il ne s’agit pas de déléguer l’intégralité de la prise en charge des plus démunis puisque la solidarité nationale et internationale ne fonctionnent pas totalement. Il faut toujours des compléments associatifs et des initiatives individuelles pour mieux répartir les richesses.

Mais notre monde est devenu tellement complexe que cette exigence de justice et d’équité est un véritable casse-tête. À force de réfléchir constamment aux conséquences de nos actes risquant de créer de nouvelles injustices, n’y a-t-il pas un risque de nous contraindre à l’inaction et l’indécision puisqu’il est devenu très contraignant d’éviter toute conséquence néfaste et qu’il est devenu impossible de prendre en charge toute la misère à l’échelle individuelle ?

Pour autant, il est sans aucun doute possible de se rendre la vie plus simple. La compassion, la rahma, est cette aptitude à se montrer sensible à la douleur d’autrui sans qu’elle ne se transforme en passion aveugle (hawâ’) ni en sentiment de culpabilité, de colère ou de vengeance.

Mais la compassion est utile uniquement si elle se transforme en actes, aussi petits soient-ils. Nous ne pourrons pas supprimer individuellement la souffrance ici-bas, mais nous pouvons nous réjouir de pouvoir en soulager des petits morceaux. Il ne s’agit pas de culpabiliser d’être heureux, d’avoir un toit, la sécurité, une famille et de la nourriture chaque jour ou bien de nous contraindre à vivre dans la pauvreté voire de se mettre en colère face à toute personne qui possède plus que la majeure partie des gens.

Notre opulence associée à un sentiment de compassion est justement ce qui peut nous donner de la vigueur pour agir à notre niveau.

« Dieu ne nous charge pas de ce que nous ne pouvons pas supporter », à chaque individu de faire du mieux qu’il peut, d’être reconnaissant envers ce qu’il, sans être ingrat mais sans pour autant nous sentir coupables de ce que les autres n’ont pas.