Prêche #12 « Le jeûne du mois de Ramadan : intention et finalité éthique » (Eva Janadin, 1er mai 2020)
« Chères sœurs, chers frères en humanité,
J’espère que ce début de Ramadan inédit se passe au mieux pour vous toutes et tous malgré les difficultés liées au confinement et à cette pandémie. Je souhaite également que celles et ceux qui ne jeûnent pas, pour des raisons de santé ou par choix, vivent également bien cette période, sans avoir à subir de culpabilité, de déception, ni de sanction ou de pressions extérieures.
Les pratiques rituelles ne sont pas à sens unique ; en retour elles sont censées apporter des bienfaits au fidèle et le transformer. Ainsi, Dieu dit bien dans le Coran : « jeûner est meilleur pour vous, si vous le saviez » (Coran 2, 184). Ces pratiques visent à nous enseigner des vertus et une véritable éthique de vie. Elles sont des outils pour aboutir à une finalité plus grande, un but éthique, ce que nous appelons le sens intérieur, al-bâtin, sans lequel les pratiques extérieures (al-zhâhir) ne sont rien qu’une écorce vide ce que rappelle par ailleurs Al-Ghazâlî (m. 1111) :
Il apparaît dès lors que toute œuvre d’adoration a un aspect extérieur et un sens intérieur, une écorce et un noyau. (Al-Ghazâlî, Les Secrets du Jeûne en Islam, p. 142)
L’aspect matériel et extérieur du rite est complet si deux conditions sont remplies dans l’esprit et le cœur du fidèle : d’abord, avoir l’intention (al-niyya), c’est-à-dire la volonté de pratiquer ; ensuite, améliorer notre comportement pour aboutir vers un bel-agir envers les autres et envers nous-mêmes.
L’intention (al-niyya)
La niyya est l’intention du cœur. Elle est importante pour tous les actes en islam en particulier pour la prière et le jeûne. L’intention est un acte intérieur très profond et non une parole extérieure qui suffirait à valider cette intention. Comme le rappelle souvent le Coran, Dieu est le seul à pouvoir sonder les cœurs et à détecter le mensonge ou la tromperie : « Que vous cachiez votre parole ou la divulguiez Il connaît bien le contenu des poitrines. » (Coran 67, 13). Un hadith du Prophète, que la paix soit sur lui, souligne l’importance de l’intention :
Tous les actes ne sont estimés que selon l’intention qui les inspire. Chacun n’a de son œuvre que la valeur de son intention.
La niyya est si décisive dans la réalisation des actes rituels qu’al-Ghazâlî insiste sur la nécessité de renouveler l’intention de jeûner chaque nuit pendant le mois de Ramadan :
(L’intention de jeûner) doit être renouvelée chaque nuit, d’une manière délibérée, claire et catégorique, car l’intention de jeûner tout le mois de Ramadan formulée une fois pour toute (au début du mois) ne saurait suffire. (Al-Ghazâlî, Les Secrets du Jeûne en Islam, p. 114)
Cette intention doit donc être faite de manière délibérée ce qui implique nécessairement l’intervention de la volonté humaine. Même si ces rituels sont recommandés par Dieu, ils ne valent pas grand-chose si l’être humain qui les pratique n’a pas décidé volontairement et librement de les pratiquer en consentant intérieurement à ces normes.L’intention incite le fidèle à s’écarter des risques de la pratique : faire des actes d’adoration de manière mécanique et extérieure ou bien par contrainte. Le Coran nous incite à pratiquer uniquement pour nous relier à Dieu et non par ostentation, pour flatter notre ego ou satisfaire les exigences d’autrui ou de la société. Dieu dans le Coran dit justement : « Ne donnez que poussés par le désir de la face de Dieu. » (Coran 2, 272). Lorsqu’un acte est fait dans une finalité plus grande et avec une intention sincère et ferme, l’individualité tend à s’effacer, comme si l’acte en lui-même ne nous appartenait plus.Sans cette intention, de nombreux soufis insistent sur le fait que les actes sont comme des coquilles vides comme le dit le soufi Ibn ‘Atâ’ Allâh Al-Iskandarî : « Les œuvres sont des formes vides ; la vie y pénètre par le secret de l’intention. » C’est cette intention qui distingue un rite d’adoration d’une simple habitude culturelle, identitaire ou communautaire, auquel cas la prière tout comme le jeûne du Ramadan se transforment en simple gymnastique du corps.
Cela nous amène à la question cruciale de l’obligation du jeûne du Ramadan. Selon la jurisprudence islamique (fiqh), à partir du moment où certaines conditions sont remplies, chaque musulman serait obligé de jeûner : il faut être pubère, ne pas être atteint par une maladie psychiatrique et ne pas avoir de problèmes de santé physique. Or, ces conditions sont extérieures et matérielles ; la volonté et l’intention de l’individu ne sont pas retenues par le droit musulman comme conditions de cette validité et pour profiter réellement des bienfaits du jeûne.
Or, si ce qui fait la validité spirituelle d’un acte rituel en islam est l’intention : comment celle-ci pourrait-elle être sincère et délibérée si le choix même n’est plus possible ? Dans une intention, il y a nécessairement un acte de délibération entre plusieurs choix : faire ou ne pas faire le jeûne du Ramadan ; si ce choix n’est plus possible parce qu’il y a obligation absolue et non négociable ainsi qu’une contrainte extérieure, comment peut-on encore envisager une intention sincère ?
Albert Camus disait à juste titre « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » Il est d’abord nécessaire de faire un détour pour clarifier les choses. Proclamer avec certitude que le Ramadan est une obligation n’a pas de sens si l’on ne se met d’accord sur la définition des mots employés.
La contrainte est une violence exercée contre quelqu’un qui entrave sa liberté d’action. Cette violence peut être physique mais aussi mentale et se présenter sous la forme de pressions ou de chantage. Le commandement de Dieu est clair à ce sujet : « Point de contrainte dans la religion / Lâ ikraha fi-dîn » (Coran 2, 256). Personne n’a donc le droit d’imposer à quelqu’un, physiquement ou mentalement, le fait de jeûner.
C’est là une première grande distinction entre ce qui relève de la contrainte et ce qui relève de l’obligation. La contrainte implique une nécessité : céder à la force est un acte de nécessité et non de volonté. Or, l’obligation implique une volonté, c’est-à-dire un consentement intérieur à la norme, ce que l’on peut appeler la niyya : ce qui est obligatoire peut donc ne pas être accompli puisque ce n’est plus la force et la nécessité qui guident l’action mais la volonté. L’obligation suppose ainsi la possibilité de la désobéissance, elle n’est pas possible sans choix et sans exercice de la liberté.
On nous dit que dans le cadre du Ramadan, il faut obéir à Dieu puisque c’est Lui qui l’ordonne : cela voudrait dire qu’il faudrait obéir à Dieu parce qu’Il l’a voulu et parce qu’Il est Tout-Puissant. Selon ce point de vue, c’est la force qui fait droit, l’équivalent d’une « loi du plus fort ». Or, pour Rousseau dans le Contrat social, la force et la puissance ne suffisent pas pour être obéi : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. » C’est-à-dire que le plus fort ne peut transformer sa force en droit et l’obéissance en devoir que lorsque celui qui obéit consent librement à cette norme qu’il perçoit comme un devoir personnel, synonyme d’obligation morale. Tout devoir impose l’action « par pur respect de la loi » (Kant), c’est-à-dire de ne pas agir par peur de la sanction : par exemple ne pas voler parce qu’il est mal de voler et non par peur de la sanction.
Le devoir moral est donc nécessairement interne au sujet, c’est une autonomie qui nécessite de la volonté et une intention libre. La règle morale prend sa source dans l’intériorité personnelle ; un être n’est moral que par sa volonté d’améliorer son comportement. Seule la norme éthique personnelle peut garantir un véritable consentement aux règles édictées pour éviter de n’obéir à la loi que par « peur du gendarme ».
En effet la conformité externe à une loi peut avoir des intentions et des causes qui ne sont pas claires (peur des sanctions, souci de ménager ses intérêts personnels ou de se conformer à des exigences sociales) alors que l’action morale suppose au contraire la bonté du vouloir, la garantie du libre-arbitre et l’absence totale de contrainte extérieure puisque la morale et l’éthique se placent en dehors du droit et permettent de penser l’autonomie rationnelle et la responsabilité individuelle.
Contrairement au devoir moral, la règle juridique est coercitive et elle a sa source dans l’extériorité. On reste alors sur le plan de l’hétéronomie où le sujet est soumis à une loi définie par le législateur, l’État ou les coutumes sociales. Ce même sujet lui obéit par contrainte et non par intention morale et l’autorité veille au respect de la loi en sanctionnant sa transgression extérieure. Ce caractère coercitif est le propre du juridique comme le déclare le juriste Hans Kelsen (m. 1973) : « Le droit est un ordre extérieur de contrainte. »
L’obligation légale ne nécessite donc pas de consentir moralement à la règle. Ces normes juridiques cherchent simplement à réguler les liens sociaux sans se préoccuper de savoir si chaque citoyen consent intérieurement à la moralité d’une règle. Par exemple, vous ne serez jamais sanctionnés si vous payez vos impôts sans comprendre qu’il est bon et juste de les payer puisque cela participe au bien commun ; de même que la loi ne s’intéresse pas de savoir si vous ne tuez pas parce que vous pensez réellement que c’est mal ou si vous ne tuez pas simplement par peur d’aller en prison. La loi vous impose simplement de payer vos impôts, de ne pas voler et de ne pas tuer sans s’intéresser à votre consentement intérieur.
Parler d’obligation ou de validité légale pour le jeûne et tous les rituels religieux revient à tomber dans cette même logique. La jurisprudence islamique (fiqh) vous impose extérieurement de jeûner et non de consentir intérieurement à cette règle en y trouvant un sens profond. C’est ce que dénonce Al-Ghazâlî pour qui la véritable nature de la Loi divine n’est pas juridique mais morale et éthique :
Qu’arrive-t-il à celui qui se modère en refusant de s’adonner aux désirs du ventre et du sexe, mais qui pourtant néglige toutes les significations (intérieures du jeûne) ? Les juristes répondent que son jeûne est valable mais qu’il n’en réalise pas le sens profond. (Al-Ghazâlî, Les Secrets du Jeûne en Islam, p. 137-138).
Maintenant, la question est de savoir sur quel plan le Coran se place ? Celui de la moralité et de l’éthique ou celui de la légalité et du droit ? La surenchère jurisprudentielle laisse penser que le Coran ne serait qu’un code légal alors qu’il est au contraire avant tout une guidance morale et éthique (al-hudan) : il ne nous dit pas quoi faire en précision mais nous donne des directions et un cadre souple et large. Il ne s’agit là que de recommandations pour atteindre des finalités morales. Ainsi le Coran ne relève pas du juridique mais de l’éthique individuelle.
Si l’on postule que le jeûne du Ramadan ne vaut que par une intention renouvelée chaque jour, il est impossible de garantir ce bon vouloir sincère si l’on place ce rite sous l’angle d’une obligation légale coercitive ; puisque nous ne saurons jamais si nous suivons ce rite uniquement par peur d’une sanction ou au contraire par volonté sincère de bénéficier des bienfaits du jeûne et dans le cadre d’un amour inconditionnel pour Dieu.
En revanche, si l’on place le jeûne du Ramadan et tous les rites de l’islam non pas dans le cadre de l’obligation mais dans le cadre du devoir autonome et du libre consentement à une règle de vie spirituelle, alors l’intention, la liberté de conscience et la volonté sont préservées et garanties.
Certains nous reprochent d’aller à la facilité parce que ces mêmes personnes ne font pas la différence entre une obligation juridique contraignante et un devoir moral personnel et librement consenti. De plus, il est important de comprendre que ce qui est librement consenti n’est pas pour autant facilement accompli. Il n’est au contraire rien de plus difficile que de délibérer en son âme et conscience pour savoir si l’on souhaite pratiquer ou non tel ou tel rite.
Le but n’est pas de s’arrêter à un cours de philosophie sur le droit et la morale. Les conséquences de cette confusion des registres de normes (légal et moral) sont bien réelles et malheureuses ! Regardons les sociétés musulmanes régies par un droit religieux : aujourd’hui, puisque les ‘ibâdât (les actes cultuels) sont inclus dans le cadre légal de la jurisprudence (fiqh), toute personne qui par exemple ne jeûne pas est passible de sanctions. Non seulement il s’agit là d’une atteinte grave à la liberté de conscience, essentielle pour le bon respect des droits fondamentaux de l’être humain, mais en plus il s’agit d’une atteinte au fonctionnement interne de la Loi divine qui ne vise pas à empêcher le choix et la désobéissance mais qui encourage la liberté et la sincérité dans le consentement aux normes.
La morale se soucie avant tout de la vertu d’une personne – elle est donc tournée sur l’individu et la perfection de sa volonté et de son comportement ; alors que le droit se soucie du bien public et a pour but d’organiser la vie en société. Les rituels religieux ne peuvent faire partie que du domaine de l’éthique individuelle puisqu’ils n’impliquent qu’une relation verticale entre Dieu et le fidèle sans l’intervention d’un tiers. Le choix de pratiquer ou non ne peut relever que de la conscience personnelle et autonome, sans qu’aucun tribunal ni aucune personne ne puisse intervenir pour sanctionner et juger ce choix.
C’est là que nous pouvons en revenir précisément au Coran et au jeûne du mois de Ramadan pour mieux comprendre ce que nous proposons au sein des Voix d’un islam éclairé et de la mosquée Sîmorgh. Il est crucial de bien faire la différence entre ce qui relève d’une recommandation et d’une prescription morale et divine (kitâb) et ce qui relève d’une obligation légale (fardh). Dans la jurisprudence (fiqh), le Ramadan est considéré comme un fardh ‘ayn, c’est-à-dire une obligation légale qui s’applique nécessairement à tout musulman pouvant jeûner. Dans le Coran, notamment si l’on suit les interprétations du Dr Al Ajami, le Ramadan est une prescription divine (kitâb) : au verset 183 de la sourate 2 :
Ô vous qui croyez ! Il est prescrit (kutiba) le jeûne, comme il fut prescrit à ceux qui vous précèdent, puissiez-vous pieusement craindre !
C’est à partir de ce segment que le jeûne a été interprété comme obligation légale par les juristes musulmans qui ont ainsi fait entrer ce rite dans le domaine de la légalité collective, le faisant sortir du domaine de l’éthique individuelle.
Le verbe en arabe kataba ne signifie pas obliger légalement mais : « recommander, inviter à, prescrire » : or, ce qui est prescrit n’est pas nécessairement une obligation coercitive ; la prescription médicale est non contraignante. Dieu maintient cette souplesse et cette possibilité de choisir puisque l’objectif est de garantir l’intention et la sincérité du fidèle.
Le verset 184 de la sourate 2 va encore plus loin :
Des jours comptés, mais qui de vous est malade ou en voyage, alors détermination de jours autres. Et quant à ceux qui auraient pu (jeûner), leur incombe un rachat : la nourriture d’un pauvre. Et, qui de plein gré accomplit un bien, c’est un bien pour lui, mais jeûner est meilleur pour vous, si vous le saviez ! »
Je ne reviens pas sur les débats liés à l’abrogation de ce verset par le verset 185, car je ne retiens pas dans mes postulats de lectures cette méthode de l’abrogation (cf. les articles suivants du Dr Al Ajami et du site Voie du Hanif).
Le segment du verset 184 « quant à ceux qui l’auraient pu, leur incombe un rachat : la nourriture d’un pauvre » est fondamental. En arabe : ‘alâ l-ladhîna yuṭīqūna-hu (quant à ceux qui l’auraient pu) : le verbe aṭāqa est ici à la forme IV, il vient de la racine ṭāqa et signifie « être en mesure de, être capable de, pouvoir faire ». Ce segment accorde donc explicitement la possibilité aux personnes en bonne santé ne de pas jeûner à condition, en compensation, de pouvoir nourrir les plus démunis ; ce qui est totalement interdit du point de vue de la jurisprudence islamique et pourtant autorisé par le Coran.
Malgré tout, le Coran incite à privilégier le choix du jeûner : « jeûner est meilleur pour vous, si vous le saviez » (Coran 2, 184) parce que le jeûne apporte à l’individu des bienfaits spirituels et éthiques que je vais développer ensuite. Il est cohérent que la logique coranique soit aussi souple car elle ne se place pas du côté du droit collectif mais bien de l’éthique personnelle : elle vise à nous donner des directions pour améliorer notre comportement ici-bas alors que la contrainte d’une loi juridique est incompatible avec cette démarche spirituelle.
Les finalités éthiques du jeûne
Nous l’avons dit au début, l’aspect matériel du rite n’est rien si deux conditions ne sont pas remplies : premièrement, avoir l’intention et la volonté de jeûner ; deuxièmement, chercher à atteindre une transformation éthique de son comportement.
Le sens profond du Ramadan est de développer certaines vertus comme la constance, le renoncement, la modération et la maîtrise de soi et de ses désirs. En réalité, le rite matériel n’est qu’un support pour faire comprendre et surtout expérimenter physiquement certaines vertus spirituelles dans le but, au-delà du temps de ce rite, de continuer à exercer ces vertus sans avoir besoin du rite pour nous y faire penser.
La racine arabe sawm est déjà très enrichissante pour comprendre les vertus du jeûne : elle signifie « s’abstenir, renoncer à, s’interdire, se taire, se radoucir ». Selon ces premières constatations étymologiques, jeûner est donc l’occasion de cultiver des vertus comme l’abstention, le silence et l’adoucissement.
Dans sa dernière khutba, Omero Marongiu-Perria a déjà abordé la question du renoncement. Le jeûne est aussi censé encourager et faire travailler la patience et la constance, toujours selon al-Ghazâlî :
Le jeûne est abstinence et renoncement, il porte en lui-même un secret qui ne comporte pas d’effet visible. Or, tous les actes d’obéissance sont attestés des créatures et observables, alors que le jeûne n’est attesté que par Dieu puissant et majestueux. C’est qu’il implique un comportement intérieur de pure patience. (Al-Ghazâlî, Les Secrets du Jeûne en Islam, p. 107)
Pourtant, il ne s’agit pas là de tomber dans l’extrême inverse et de supprimer totalement ces désirs, puisqu’ils sont autorisés chaque nuit du Ramadan. Le jeûne n’est pas une entreprise de mortification. Supprimer totalement ces désirs ne ferait qu’accroître la frustration et serait contre-productif. C’est là que le jeûne du Ramadan est un véritable exercice pour comprendre une leçon de vie : apprendre à se contrôler et à ne pas se laisser envahir par ces passions et ses addictions.
C’est donc contre l’excès que le Coran nous fait prendre garde : et notamment l’excès de nourriture au moment de la rupture du jeûne. La modération (al-taqlîl) doit primer comme nous le fait comprendre un célèbre hadith : « Combien de jeûneurs ne retirent de leur jeûne que faim et soif ! ». Al-Ghazâlî commente ce propos ainsi :
Et comment le profit du (…) serait-il obtenu si le jeûneur compensait au moment de la rupture ce qu’il n’avait pu absorber depuis le début du jour ? (…) À quoi bon différer un repas si en contrepartie on en assimile deux quand le soir arrive ! Et pourquoi permettre ainsi à d’autres désirs passionnels de se développer tout au long de la journée ? (Al-Ghazâlî, Les Secrets du Jeûne en Islam, p. 134, 139)
Il est contre-productif arrivé au moment de l’iftâr d’ingurgiter toute la nourriture manquée durant la journée, car cela ne fait qu’encourager la frustration et le besoin de la combler :
Or, il est notoire que le but du jeûne est de réaliser la vacuité et de briser les passions afin de se préserver par la crainte pieuse. (Al-Ghazâlî, Les Secrets du Jeûne en Islam, p. 135)
Éviter les excès en termes de quantité, éviter aussi les nourritures trop grasses ou trop sucrées est donc essentiel non seulement par souci écologique mais pour ne pas développer d’autres addictions et de mauvaises habitudes de vie.
L’un des secrets du jeûne développé par Al-Ghazâlî et tous les grands mystiques soufis est de comprendre que c’est le fait de vider son estomac, d’expérimenter la vacuité matérielle, qui permettra de dévoiler des réalités divines : autrement dit il faut se vider matériellement pour se remplir spirituellement :
Celui qui vide son estomac, n’obtiendra pas l’enlèvement du voile tant qu’il n’aura pas libéré son énergie spirituelle de tout ce qui n’est pas Dieu puissant et majestueux. Or, c’est bien cela qu’il faut réaliser en commençant par réduire la quantité de nourriture. (Al-Ghazâlî, Les Secrets du Jeûne en Islam, p. 136)
L’observance de ce rituel du jeûne est censée nous faire comprendre qu’il s’agit de se préserver de plusieurs comportements néfastes pour l’éthique personnelle, selon un hadith :
Cinq comportements font rompre le jeûne : le mensonge, la calomnie, les propos malveillants, le serment fallacieux et le regard de convoitise.
Ainsi le Ramadan est aussi un rituel de silence et de calme intérieur, cela fait référence au jeûne de silence effectué par Marie dans le Coran dans la sourate 19, verset 26. Le jeûne ne se limite pas à se priver de nourriture, de boisson et de plaisirs sexuels. Il est un chemin vers le silence, la vacuité, la pauvreté et la sobriété. Faire silence en nous-mêmes a également pour objectif de mieux accueillir le Verbe divin, à savoir le Coran, c’est aussi en cela que le Ramadan est le mois de la Révélation.
Ce silence peut être pris au sens propre, mais il doit surtout être compris au sens figuré et notamment moral : cela revient à maîtriser sa langue pour ne pas blesser, injurier ou calomnier, à retenir sa colère, comme le montre un autre hadith :
Assurément, le jeûne est protection. Quand l’un de vous jeûne, qu’il ne tienne pas de propos indécents et qu’il ne vocifère pas. Et si quelqu’un l’agresse ou bien l’injurie, qu’il dise : « je jeûne, je jeûne ! »
Enfin, le but ultime de tous les rites en islam, que ce soit la prière, le jeûne ou encore l’aumône, est précisément de se tourner vers autrui. Le jeûne nous permet de cultiver une dernière vertu : la solidarité envers les plus démunis. Le fait que le verset 184 de la sourate 2 incite ceux qui ne jeûnent pas à compenser par le repas des plus démunis montre que c’est bien là que réside la finalité du jeûne : se dépouiller soi-même pour donner à l’autre. La solidarité implique de renoncer à un bien superflu et de le donner à celui qui en a besoin et donc de choisir le renoncement et la modération dans les biens matériels. Expérimenter cette solidarité par le jeûne nous permet de faire de ces rites non pas de simples devoirs pour valider notre place au Paradis mais bien d’en faire des exercices quotidiens pour améliorer notre comportement ici-bas envers autrui et envers nous-mêmes.
Ramadan et confinement, quels bénéfices en tirer ?
Ce Ramadan confiné est inédit pour nous. Il nous prive de nombreuses choses comme nous retrouver tous ensemble ; cette solitude peut être un frein pour la motivation et le bien-être mental. Concilier ce jeûne pour ceux qui travaillent beaucoup parce qu’ils luttent en première ligne contre le Covid-19 peut être également une épreuve qui ne doit pas mettre votre santé ni vos capacités physiques et mentales en jeu. Il est donc important que chacun se préserve, agisse en toute responsabilité et privilégie la facilité et non la difficulté qui pourrait être contre-productive pour profiter des bienfaits du jeûne.
Non seulement les personnes malades physiquement sont bien évidemment dispensées de jeûner, elles ont également la possibilité de le reporter, mais il faut aussi songer à la santé mentale des jeûneurs. Michaël Privot a publié récemment un article sur cette question en mettant en valeur le fait que la pratique du jeûne est aussi une question de bien-être mental car cela suppose d’être bien psychologiquement pour envisager de pouvoir faire de ce moment un chemin de transformation spirituelle, de retour sur soi, d’introspection et de méditation sur le sens de la vie. Malheureusement, cette question des difficultés psychologiques face au jeûne n’a été abordée par le discours islamique classique que sous l’angle d’un défaut de foi, de la facilité ou d’un manque de volonté face à l’effort. Si non seulement ces conditions psychologiques sont parfois difficiles à maîtriser en période normale, nous sommes ici face à une situation inédite de pandémie mondiale et de confinement qui provoque un très grand stress à tous les niveaux. Michaël Privot souligne qu’il faut en finir avec les discours culpabilisants sur le sujet, qu’il ne s’agit pas de folie ou de dépression ni de mauvais œil ou de foi déficiente. Le jeûne doit rester une pratique que nous ne subissons pas mais dont nous devrions pouvoir profiter, ce qui parfois n’est pas possible si l’on se sent mal. Il ne suffit pas d’avoir le temps pour jeûner mais il faut aussi une disponibilité d’esprit propice au jeûne pour qu’il soit le plus épanouissant possible : chacune et chacun doit donc s’en remettre à son propre jugement pour prendre la décision de jeûner, de reporter ou de compenser.
Rappelez-vous que Dieu répète à plusieurs reprises dans le Coran que si les rites sont des bienfaits ils ne peuvent porter leur fruit que s’ils sont pratiqués dans de bonnes conditions intérieures et extérieures :
Il n’a imposé aucune gêne dans la religion. (Coran 2, 185)
Point de contrainte dans la religion. (Coran 2, 256)
Dieu veut la facilité pour vous et non la difficulté. (Coran 22, 78)
Ce Ramadan est également inédit dans le sens où il est souvent vécu comme un rite communautaire et collectif par une grande partie des musulmans. Pour éviter de subir la situation, essayons de saisir quelques bénéfices à cette solitude forcée. Ce Ramadan confiné est aussi l’opportunité de prendre conscience que ce jeûne est avant tout un rite individuel et intime si l’on remonte à la source du Coran. Ce rite vise avant tout la réalisation spirituelle et non pas le rassemblement de la communauté, quant à lui réservé aux temps de Jumu’a, chaque vendredi. Au verset 186 de la sourate 2, Dieu insiste sur la proximité entre Lui et Son fidèle comme effet principal du jeûne :
Et quand t’interrogent Mes serviteurs à Mon sujet : Je suis proche et J’exauce l’appel de l’invocateur lorsqu’il M’appelle ; qu’ils Me répondent donc et croient en Moi, puissent-ils suivre la bonne direction ! (Coran 2, 186)
D’après le texte coranique, c’est donc avant tout une relation entre Dieu et le fidèle qui se tisse en période de Ramadan. Ce mois est dédié à la célébration de la Révélation du Livre et le jeûne vise à préparer individuellement la méditation personnelle du Coran par des lectures quotidiennes. Ainsi le jeûne du mois de Ramadan est une pratique parfaitement adaptée à cette période de confinement puisqu’il nous incite à cheminer personnellement, de manière intime, telle une forme de retraite spirituelle. C’est donc une manière de revenir au sens coranique de cette pratique. Alors que cette relation au Coran est souvent traduite sous forme de prières collectives chaque soir (al-tarâwih), le confinement permettra peut-être d’expérimenter pour vous un rapport plus proche et plus personnel avec le texte coranique.
Terminons par la question des prières de tarâwih. Ce qui est frappant est le comportement du Prophète par rapport à ces pratiques. Lui-même avait effectivement choisi de prier la nuit dans la mosquée pendant Ramadan mais c’était bien un choix personnel, d’après une tradition rapportée par Aïsha :
Au cœur d’une nuit le Messager de Dieu sortit prier à la mosquée. Des hommes prièrent alors avec lui. Au matin, la chose se sut et ils furent (la nuit suivante) plus nombreux à prier avec lui. Cela se sut, et à la troisième nuit ils furent encore plus nombreux, le Messager de Dieu pria et ils prièrent avec lui. À la quatrième nuit, la mosquée ne put contenir les nombreux fidèles mais le Prophète ne sortit prier que pour la prière de l’aube. Lorsqu’il l’eut terminée, il se tourna vers les gens, prononça l’attestation de foi, et dit : « Je n’ignorais pas que vous étiez ici mais j’ai craint que cela ne vous devienne obligatoire et que vous l’abandonniez. »
Ainsi, le Prophète (pbsl) lui-même s’est inquiété que ses fidèles ne multiplient les obligations rituelles et rendent la religion tellement difficile qu’ils risqueraient de l’abandonner totalement ; d’où l’intérêt de bien doser ses exigences rituelles pour tenir sur la durée, préférer la qualité dans la concentration à la quantité ! Par volonté d’allégement et de miséricorde, l’Envoyé de Dieu a tout simplement refusé de faire du tarâwih une pratique obligatoire pour éviter que les fatigues ne s’accumulent pour les jeûneurs. »
8 Commentaires
Chemseddine
La vision "légaliste" de certains musulmans, la pression de l'orthopraxie m'avaient éloigné de l'Islam. Je jeûne à nouveau depuis de longues années. Grâce à Dieu et à une amie musulmane qui a posé les termes du choix comme vous le faites dans votre khutba. M Merci à vous et bon mois de Ramadan.
Eva Janadin
Merci à vous :) que Dieu vous garde ! Je vous souhaite également un très bon mois de Ramadan !
Leah
Merci pour ces très bons enseignements, passez un très bon mois de Ramadan ?
Eva Janadin
Merci beaucoup, que ce mois de Ramadan soit également bénéfique pour vous !
DIAWARA
Bonjour Un discours très clair et limpide franchement édifie sur le sens du bathinou et du zahir Un grand merci
Eva Janadin
Merci du fond du cœur pour votre retour :)
Anonyme
Merci beaucoup pour ces khutba dont la bienveillance, l'ouverture d'esprit et la spiritualité sont éclatantes. Paix sur vous
Eva Janadin
Merci beaucoup :) Que Dieu vous garde !