« Ce que le voile cache de l’islam » (Anne-Sophie Monsinay et Eva Janadin)
« Faire valoir des arguments théologiques amenant à dire que le port du voile n’est pas une obligation cultuelle en islam ne signifie pas, pour autant, appeler à réduire la liberté individuelle. C’est le sens de la tribune ici d’Anne-Sophie Monsinay et d’Eva Janadin, fondatrices de l’Association Voix d’un islam éclairé, qui militent pour la liberté vestimentaire permettant à chaque femme de s’habiller comme elles l’entendent. Explications.
Encore une polémique sur le voile au pays des droits de l’Homme ! Ce sujet semble visiblement central dans le débat public français. Tout se passe comme si une partie de la sphère politique et médiatique ne pouvait envisager l’islam en dehors de ce morceau de tissu. Face à l’hystérisation des débats, nous souhaitons rappeler notre position. La liberté vestimentaire est l’un des principes fondamentaux des Voix d’un islam éclairé et de la mosquée Sîmorgh. Dans notre mosquée, des femmes se voilent, d’autres non, et toutes sont les bienvenues. Certaines se couvrent uniquement pour venir à la mosquée, d’autres encore portent le hijab au quotidien. Aucune n’a à se justifier de ces choix. Aucune pression ni jugement extérieur ne sont tolérés sur la tenue vestimentaire de chacune et de chacun, il s’agit là de respecter les libertés individuelles et le lien intime entre le fidèle et Dieu.
Notre position théologique sur le voile
Cela ne nous interdit pas d’avoir un avis théologique sur ce vêtement. Dans le Coran, le voile n’était à l’époque du Prophète qu’une marque de distinction sociale pour reconnaître les femmes musulmanes de Médine ainsi que les filles et les femmes du Prophète qui subissaient le harcèlement des opposants aux premiers musulmans : « Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de tirer sur elles leurs vêtements du dessus (jalâbîb) : sûr moyen d’être reconnues (pour des dames) et d’échapper à toute offense. Dieu est Tout indulgence, Miséricordieux. » (Coran 33 : 59)
À aucun moment dans le Coran, il n’est ordonné aux femmes de couvrir leurs cheveux et encore moins leur visage. Il leur est simplement demandé de couvrir leurs décolletés (juyûb) (1) par des étoffes ou tout autre vêtement. Seule la Sunna fait référence au voile qui couvre les cheveux et a ainsi ajouté une obligation qui n’était pas présente explicitement dans le Coran. Or, la Sunna n’est pas équivalente au Coran. Au sein des Voix d’un islam éclairé, nous ne rejetons pas intégralement les hadiths car ils contiennent de nombreuses richesses spirituelles mais nous ne leur accordons pas de valeur normative sociale puisqu’ils ne sont pas sacrés. La Sunna est le résultat d’un contexte culturel ne pouvant devenir une référence pour faire société aujourd’hui en France.
Nous estimons, en revanche, qu’elle peut aider le fidèle à cheminer spirituellement dans le cadre des règles cultuelles comme la prière, dont le déroulement et la gestuelle ne sont, par exemple, pas détaillés dans le Coran. Or, dans ce dernier texte, les vêtements ne sont jamais considérés comme des outils spirituels améliorant le lien à Dieu ou la foi mais seulement comme des normes sociales qui régissent les liens entre les femmes et les hommes. Néanmoins, si certaines personnes souhaitent utiliser une tenue vestimentaire spécifique pour prier car cette dernière les plonge dans un état de sacralité, et si cela les aide à mieux se concentrer et à se transformer intérieurement, alors tant mieux, et ce choix a toute légitimité.
Le texte coranique incite à la pudeur dans les relations hommes-femmes, qui est valable autant pour les uns que pour les autres. De même, il est demandé à toutes et à tous d’être dans la retenue, la modération et le respect mutuel. Par ailleurs, non seulement la notion de pudeur vestimentaire et la perception de cette dernière varient selon les cultures, les lieux et les époques, mais elle ne dépend pas que des vêtements. Elle est aussi et avant tout une attitude et un comportement qui incite à agir tout en retenue, en usant de réserve et de discrétion que ce soit au niveau des paroles ou des gestes. (2) Quant à la formule du verset sur le voile « qu’elles ne montrent de leur beauté que ce qui put en paraître », elle n’est qu’un pléonasme qui ne mérite pas autant de tergiversations exégétiques et de surenchère visant à couvrir entièrement la femme.
Au nom de la liberté de conscience, refuser d’interdire ou d’obliger le port du voile
Du point de vue du droit islamique (fiqh), le voile est-il une obligation, une prescription, une recommandation ou un choix libre et neutre ? Tel est le cœur du problème. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) a-t-il voulu faire une nuance entre « obligation » et « prescription » du port du voile dans ses dernières déclarations ? Nous sommes en droit de le demander à ses membres.
La notion d’obligation religieuse (fardh) quant au voile doit absolument être repensée à l’aune de notre temps. Il n’est pas suffisant de se contenter d’affirmer, d’un côté, que le voile est une obligation religieuse, et de l’autre, que celles qui ne le portent pas sont quand même musulmanes. Cela revient à affirmer une semi-liberté incohérente intellectuellement puisque, par définition, un devoir religieux tel qu’il est défini par la jurisprudence islamique (fiqh) ne peut pas être transgressé sans conséquences dans l’au-delà, et dans certains cas, ici-bas.
C’est précisément parce qu’une majorité de musulmanes voilées estime qu’il s’agit là d’un commandement sacré que les musulmanes non voilées se sentent « hors-la-Loi divine », blessées, culpabilisées et considérées comme des fidèles de seconde zone, subissant ainsi une pression communautaire inacceptable pour la liberté de conscience. Nous ne remettons pas en cause les normes religieuses individuelles mais la pression sociale qui trouve sa justification dans l’existence d’un corpus juridique favorable à une obligation légale homogène et valable pour toutes et tous. Les partisans de l’obligation religieuse du voile doivent donc prendre conscience de ses conséquences sur la liberté des femmes musulmanes non voilées. Aussi, c’est en repensant la notion de devoir religieux comme une forme d’autonomie, de consentement personnel et intime à une norme que nous pourrons enfin cesser ces débats sans fin.
À la lumière de tous ces éléments, le voile ne peut être qu’un choix libre n’ayant aucun impact sur le degré de foi. Cette liberté n’est valable qu’à condition que la personne qui le porte, ou celle qui ne le porte pas, ne cherche pas à imposer son choix aux autres par la contrainte ou par la culpabilisation. Au nom de la liberté de conscience, interdire ou obliger le port du voile par quelque moyen que ce soit est un manquement aux libertés les plus fondamentales de l’être humain.
Quelles solutions pour sortir de la surenchère ?
D’aucuns rétorqueront que certaines femmes ne portent pas le foulard par besoin spirituel ni même par pudeur, mais par provocation identitaire et comme signe de séparatisme qui va à l’encontre du projet républicain. Cela existe malheureusement, nous le déplorons, mais ce fait ne peut aucunement être généralisé.
La surmédiatisation et les attaques permanentes des femmes portant un foulard ne cessent d’entraîner chez elles un sentiment d’oppression et de stigmatisation qui ne peut qu’alimenter ce refuge identitaire. Plus on parlera du voile, plus des femmes porteront le voile… d’où la nécessité de trouver d’autres solutions pour se parler à nouveau sur ce sujet sans provoquer un torrent de haine venant des deux extrêmes.
Seul un débat théologique bienveillant chez les Français musulmans sur la question du voile pourra faire évoluer les mentalités. Cela afin de mettre en évidence et de reconnaître la pluralité des interprétations possibles sur le voile sans qu’aucune ne puisse prétendre à la vérité vu la complexité de l’héritage textuel. Seule la diffusion d’un savoir éclairé et critique pourra apaiser les cœurs. Cette formation des esprits doit passer par l’encouragement de la recherche en sciences humaines et sociales, en théologie et en droit islamique pour mieux comprendre ces prescriptions vestimentaires et par une instruction non dogmatique et non culpabilisante auprès des fidèles afin qu’ils deviennent autonomes et responsables dans leurs choix spirituels.
Rappelons enfin que la République est censée garantir la liberté et la laïcité donc le droit de pratiquer sa religion selon sa propre conscience. Nous devons lutter pour une laïcité de tolérance, telle qu’elle est prescrite dans la loi actuelle, et non pour une laïcité de combat contre toute expression de la religiosité dans l’espace public. Nous rêvons d’une société où la différence ne sera plus source de conflit mais d’égalité, d’union et de mixité. Nous rêvons d’une société dans laquelle parler d’islam ne se limitera plus à des considérations exotériques et futiles telles que le voile mais dans laquelle nos concitoyens non-musulmans (mais aussi musulmans !) se plairont à découvrir la profondeur spirituelle de l’islam.
Que la paix soit sur vous. »
(1) Coran 24 : 31 : « Dis aux croyants de baisser une partie de leur regard et de contenir leur sexe : ce qui sera plus pur pour eux, Dieu est informé de leurs pratiques. / Dis aux croyantes de baisser de leur regard et de contenir leur sexe ; de ne pas faire montre de leurs agréments, sauf ce qui en apparaît, de rabattre leurs tissus (khumur) sur leurs décolletés (juyûb). Elles ne laisseront voir leurs agréments (zîna) qu’à leur mari, à leurs enfants, à leurs pères, beaux-pères, fils, beaux-fils, frères, neveux de frères ou de sœurs, aux femmes, à leurs captives, à leurs dépendants hommes incapables, ou garçons encore ignorants de l’intimité des femmes. Qu’elles ne piaffent pas pour révéler ce qu’elles cachent de leurs agréments. Par-dessus tout, repentez-vous envers Dieu, vous tous les croyants, dans l’espoir d’être triomphants… »
(2) Coran 7 : 26 : « Ô enfants d’Adam, nous vous avons dotés de vêtements pour couvrir votre nudité, ainsi que des parures, mais le meilleur vêtement est certes celui de la piété (libâs al-taqwâ) ; c’est là un des Signes de Dieu afin qu’ils se rappellent. »
Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay
Source : « Ce que le voile cache de l’islam », Saphirnews, 14 novembre 2019
1 Commentaire
A
Vous écrivez : La notion d’obligation religieuse (fardh) quant au voile doit absolument être repensée à l’aune de notre temps. Il n’est pas suffisant de se contenter d’affirmer, d’un côté, que le voile est une obligation religieuse, et de l’autre, que celles qui ne le portent pas sont quand même musulmanes. Cela revient à affirmer une semi-liberté incohérente intellectuellement puisque, par définition, un devoir religieux tel qu’il est défini par la jurisprudence islamique (fiqh) ne peut pas être transgressé sans conséquences dans l’au-delà, et dans certains cas, ici-bas. C'est peut-être en tant que mutazilites que l' approche du CFCM vous échappe, car le sunnisme tradi (asharisme et hanbalisme) ne considère pas l'auteur d'un péché comme sorti de l'Islam. Les kharijites considèrent que l'auteur d'un péché grave sort de l'Islam à ce moment tandis que pour les mutazilites l'auteur d'un péché grave est dans la demeure intermédiaire "manzil bayna manzilatyn". Pour le sunnisme tradi le pécheur reste musulman, cependant on dira de celui qui se complet dans le péché qu'il possede "asl-ud-din" (la base de la religion, ou de la foi) et non pas un "din kamil". Ce que veux dire le cfcm c'est que si une femme ne porte pas le voile, elle est au plus pécheuse, pas apostate. D'une part parceque le péché ne suffit pas pour procéder au takfir et d'autre part parceque le non-port du voile ne représente pas un grand peché. Le position du CFCM est donc parfaitement claire selon moi. Maintenant si vous avez un problème avec la notion même de péché c'est une autre histoire. Acceptez simplement que la position ultra majoritaire (voire consensuelle) dans le sunnisme soit le statut fard du foulard et que certaines personnes ont encore cette vision.