« Islam inclusif : Parfum de révolution » (Sophie Lamberts, TelQuel, 3 mai 2019)
« Une mosquée pour tous, qu’importe le genre, l’orientation sexuelle ou l’obédience. Alors qu’Emmanuel Macron avait annoncé une restructuration de l’islam de France en 2018, maintes fois claironnée, sans cesse repoussée, deux projets de mosquées iconoclastes pourraient ouvrir leurs portes à Paris avant la fin de l’année. Dans les mosquées Fatima et Sîmorgh, le prêche se fera parfois par un homme, parfois par une femme, dans une salle de prière mixte. Encore en esquisse, ces deux futurs lieux de culte cherchent des locaux dans la région parisienne ; des financements aussi. Mais, déjà, les mosquées Fatima et Sîmorgh, qualifiées tantôt d’inclusives, tantôt de libérales ou de progressistes, agitent le paysage médiatique français, sur fond de réforme de l’islam annoncée par le gouvernement en novembre 2018.
« Notre projet s’inscrit dans une relecture, voire une refonte à double détente. Une relecture de la théologie spéculative (kalam), d’une part. Et de l’autre, une refonte de la théologie pratique (fiqh) », déclare Faker Korchane, journaliste indépendant et fondateur de l’Association pour la renaissance de l’islam mutazilite, un courant rationaliste des premiers siècles.
Rien n’interdit l’imamat de la femme dans le Coran
De sa rencontre avec Kahina Bahloul, islamologue et spécialiste de la pensée de Cheikh Al-Akbar, titre donné au grand maître soufi andalou Ibn Arabi, est née Fatima. Une mosquée dite « libérale » où les femmes pourront être imames, comme c’est déjà le cas en Allemagne, au Royaume-Uni, en Belgique, en Italie ou au Danemark.
« L’imamat des femmes ne touche en rien aux fondamentaux de l’école, bien au contraire même. Je ne vise pas à tomber dans une forme de salafisme mutazilite », explique Faker Korchane. Et Kahina Bahloul d’ajouter : « Rien n’interdit l’imamat de la femme, notamment dans le Coran. Il y a eu des femmes imams dans l’histoire de l’islam, comme Oum Waraqa. Le problème vient de l’interprétation des hadiths, dont la lecture est toujours masculine. »
L’imamat des femmes est aussi défendu par Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay, à l’origine du projet Sîmorgh, une mosquée « spirituelle et progressiste ». « Théologiquement parlant, l’imamat ne pose aucun problème. Le Coran proclame une égalité ontologique entre la femme et l’homme à plusieurs reprises, ce sont les mœurs sociales de certaines communautés musulmanes qui n’en tirent aucune conséquence juridique et sociale », expliquent-elles. Et de poursuivre : « Le problème est juridique car les écoles de fiqh islamique font consensus (ijmae) sur le refus de l’imamat des femmes sous prétexte que la prière d’un homme ne serait pas valide s’il prie derrière une femme, soi-disant parce qu’il serait susceptible d’avoir un regard concupiscent et des désirs sexuels jugés comme malsains. C’est faire bien peu honneur aux femmes, mais aussi aux hommes, perçus comme étant incapables de se contenir. »
Ni le mutazilisme, ni les différentes écoles juridiques existantes n’accordent à la femme le droit d’être imame. Mais pour Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay, « le droit islamique doit évoluer et s’adapter aux nouvelles conditions géographiques et sociales dans lesquelles il s’insère. De plus, il n’y a rien de spirituel dans ces arguments juridiques islamiques, il s’agit avant tout d’un problème de mentalité qui relève de conditionnements culturels, sociologiques et historiques. »
lnassouvissement spirituel
Si les mosquées Fatima et Sîmorgh sont fondamentalement différentes —la première est subordonnée à la théologie rationnelle et pragmatiste du mutazilisme et à la tradition soufie ; l’autre n’appartient à aucune obédience juridique ou école théologique —, leurs genèses découlent d’un même sentiment d’inassouvissement spirituel, de frustration théologique et idéologique.
« La place, ou plutôt la non-place, des femmes me dérange, mais aussi, parfois, le manque d’ambition dans le discours théologique. Souvent les imams craignent la réaction des croyants, ils restent donc superficiels », juge Faker Korchane. Kahina Bahloul estime, elle aussi, insatisfaisant l’exercice du culte tel qu’il se présente dans beaucoup de mosquées françaises et dénonce l’invisibilité des femmes, notamment dans la grande mosquée de Paris, où les femmes sont « reléguées au sous-sol ». Celle qui a choisi de faire désormais sa prière à la maison estime qu’on « prive les femmes de vivre leur spiritualité ».
Même sentiment chez Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay, toutes deux converties à l’islam : « Les femmes sont de fait exclues des mosquées, reléguées au mieux derrière les hommes, au pire dans des salles annexes et exigües. Elles ne peuvent donc pas suivre le sermon dans de bonnes conditions. » La mosquée Sîmorgh accueillera donc tous les fidèles, femmes et hommes mélangés, dans la salle de prière.
Une « mixité complète » que ne partagent pas les fondateurs du projet Fatima : « Hommes et femmes prient dans la même salle, les uns à droite, les autres à gauche. Mais tous prient ensemble. La prière en islam veut dire inclination, prosternation, génuflexion… Certaines personnes, hommes et femmes, que nous avons consultées, nous ont dit que prier côte à côte, ou mélangés, les dérangerait. Nous avons donc gardé une petite distance. Mais hommes et femmes seront traités de la même manière », explique Faker Korchane.
Traités de la même manière, notamment concernant le fait de se couvrir la tête. « Évidemment, comme pour tout lieu de culte, la décence en termes d’habits doit être de mise. Cependant, cela ne veut pas dire que les femmes devront porter un voile. Nous appuyant sur la théologie pratique de l’école hanafite, nous préconisons pour tous les fidèles de la mosquée de se couvrir la tête. Se couvrir la tête, pour les hommes comme pour les femmes, est conseillé (mustahab) pour les hanafites. Mais les gens qui viennent sans se couvrir la tête seront également les bienvenus et seront accueillis dans la fraternité », insistent les fondateurs du projet Fatima.
Un point sur lequel Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay divergent quelque peu, rappelant que « dans la mosquée Sîmorgh, le voile n’est ni obligatoire, ni interdit, ni recommandé, ni déconseillé. » Les femmes voilées seront accueillies, « à plusieurs conditions, notamment celle de ne pas considérer que le voile est une obligation religieuse et ainsi se permettre de juger les autres femmes qui ne le portent pas. » Elles l’avouent : « Nous serions bien étonnées de voir une femme en niqab ou en burqa dans cette mosquée. »
lslam pour tous
Et des homosexuels, alors ? Pour Faker Korchane, la réponse est claire : « Il n’existe pas de mosquées où l’on demande aux gens leur orientation sexuelle à l’entrée. Nous non plus. Tout le monde sera le bienvenu. Quant à nos discours, nous ne discriminerons personne. »
Même position d’inclusivité pour la mosquée Sîmorgh, qui promet d’accueillir « toute personne, quels que soient son orientation sexuelle, son genre, sa nationalité ou encore son obédience en islam : chiite, sunnite, mutazilite, ibadite, soufi… »
Ludovic-Mohamed Zahed, imam homosexuel et docteur en sciences humaines et sociales, a fondé à Paris, il y a sept ans, la première mosquée « inclusive » d’Europe, pour les gays, les lesbiennes et les trans. « J’ai compris que l’islam, en arabe, cela veut dire être en paix. C’est une forme grammaticale qui fait référence à un processus en devenir qui est, théoriquement, basé sur la connaissance de soi, des autres et le respect proactif de la diversité. Par conséquent, la connaissance de l’islam, en particulier la représentation que tentent d’en dresser les ‘nouvelles théologies islamiques’, peut contribuer à combattre pacifiquement l’homophobie, la lesbophobie, la biphobie, la transphobie en encourageant chaque individu à trouver en lui, en elle, l’interprétation la plus juste du message divin pour notre humanité. En cela, la connaissance de la théologie islamique de la libération, et en particulier l’apport des activistes et des intellectuel(le)s LGBT ou féministes, peut apporter une plus-value à la conscience humaine. En un mot, le Tawhid islamique peut permettre aux individus, appartenant de fait à une minorité sexuelle ou non, à mieux vivre et à s’assumer. L’islam est un facteur d’émancipation qui encourage à l’autodéfinition et l’autodétermination, pas un facteur d’oppression. L’islam, au moment de son avènement, fut une véritable révolution sans cesse renouvelée, il l’est encore pour nous qui nous décrivons, parce qu’il faut bien utiliser des catégories taxonomiques, bien que réductrices, musulman(e)s, progressistes et inclusifs. Ce n’est rien de plus ni de moins que la tradition de l’ijtihad que nous revivifions. »
Depuis, la mosquée n’existe plus. Ludovic-Mohamed Zahed s’est tourné vers la recherche et la formation en ouvrant les portes de l’institut Calem, à Marseille. L’unique lieu de formation progressiste pour les imams en France, où Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay souhaitent suivre leur formation. « Le problème de la formation des imams en France est qu’elle a été prise en charge par les pays étrangers, qui estiment qu’ils doivent s’occuper de leurs ressortissants, alors que les musulmans qui habitent en France sont aujourd’hui majoritairement français, non seulement de nationalité mais aussi de culture », expliquent-elles.
Certains principes des droits de l’homme doivent être intégrés au droit islamique
« Les programmes de formation des imams n’intègrent pas suffisamment les évolutions actuelles de la manière dont les musulmans vivent leur islamité. Par exemple, il n’y a que peu de place accordée aux nouveaux penseurs de l’islam, aux réformateurs, aux notions de liberté et d’esprit critique. Certains principes des droits de l’homme doivent être intégrés au droit islamique, comme la liberté de conscience par exemple. L’ouverture à d’autres courants de l’islam n’est pas assez développée non plus : l’enseignement est très souvent sunnite, et considère les autres courants comme hétérodoxes. »
Islam des mosquées
Le dialogue interreligieux est au cœur des deux projets. Un imamat en alternance entre un imam mutazilite (Faker Korchane) et une imame soufie (Kahina Bahloul), pour la mosquée Fatima. Une inspiration des enseignements de la mystique soufie « dans une démarche progressiste et non traditionaliste » nourrie d’une connaissance du contexte de la Bible — Anne-Sophie Monsinay s’est d’abord intéressée au christianisme avant de se convertir à l’islam il y a dix ans après avoir lu Coran — pour la mosquée Sîmorgh.
Une « mise à distance des autorités religieuses » qui dérange certains. L’islamologue Karim Ifrak et la chercheuse au CNRS Sylvie Taussig ont ainsi publié un texte écrit à quatre mains publié sur The Conversation, où ils interrogent la pertinence de ces mosquées alternatives : « Le projet de mosquée inclusive, qui paraît une solution commode pour un certain nombre de croyantes et croyants, gênés notamment par le statut de la femme dans l’islam traditionnel, présente cependant des risques. D’abord, il tend à enfermer l’islam dans l’islam des mosquées, autrement dit, à représenter l’islam comme une religion qui se pratique à la mosquée, au mépris de ses formes variées. Par ailleurs, il se focalise aussi sur des figures charismatiques qui visent peut-être une gratification directe et immédiate.«
Les détracteurs, et ils sont nombreux, pointent du doigt une déculturation de la religion qui alimenterait les fondamentalismes modernes. Mouvement « New Age » ou petite révolution dans le paysage islamique français : les mosquées Fatima et Sîmorgh sont à deux doigts (et un local) de promouvoir un islam inclusif de valeurs progressistes pour les musulmans de France. « Il est temps de cesser de dire comment on voit l’islam, mais il faut le montrer et l’incarner« , insiste le duo Faker Korchane et Kahina Bahloul. »
Sophie Lamberts
Source : « Islam inclusif : parfum de révolution », TelQuel, 3 mai 2019