« Terrorisme d’extrême droite, terrorisme islamiste : la convergence des haines » (Eva Janadin)
« Le 15 mars 2019, l’horreur a encore frappé, et cette fois-ci le responsable n’est pas le terrorisme islamiste, mais celui de l’extrême droite. Lors de la prière du vendredi, deux mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande ont été attaquées. À nouveau, des dizaines de personnes ont perdu la vie au nom d’une idéologie de haine. Le mouvement des Voix d’un islam éclairé adresse à toutes les familles de victimes ses plus sincères condoléances. Que Dieu les accompagne et leur facilite cette douloureuse épreuve. Cet attentat commis par des suprémacistes blancs est clairement un acte terroriste au même titre que le terrorisme islamiste. Car, il faut le rappeler, il n’y a aucune différence fondamentale entre ces deux idéologies meurtrières qui convergent vers un même point : la haine et l’essentialisation de l’autre.
Tous les islamistes et tous les partisans de l’extrême droite ne sont évidemment pas des terroristes. Il existe aussi bien un islamisme qu’une extrême droite quiétistes qui rejettent la violence. Cependant, cela ne doit pas nous empêcher de chercher les causes du passage à l’acte. À quel moment passe-t-on du quiétisme à l’activisme violent ? À quel moment passe-t-on de son compte Twitter ou Facebook où l’on déverse sa haine impunément à ce genre d’actes barbares ? Le passage à l’acte violent n’est effectivement pas automatique et il est heureusement rare, mais il faut reconnaître que les idéologies qui inspirent le terrorisme d’extrême droite et le terrorisme islamiste ont beaucoup de choses en commun. Couplées à des problèmes socio-économiques, politiques et individuels, la théorie raciste et complotiste du grand remplacement d’un côté, les grandes références islamistes frériste et wahhabite de l’autre, nourrissent la haine et provoquent chez certains le déclic qui fait tout basculer. Pour lutter contre les symptômes, il faudrait davantage comprendre les racines du mal, qui trouvent souvent leurs sources dans les discours et les mentalités.
Tout comme nous le faisons avec les islamistes quiétistes lorsqu’un attentat djihadiste est perpétré, nous devons demander aux partisans d’extrême droite non-violents de se responsabiliser, de cesser de souffler sur les braises et de ne pas se contenter de dénoncer ces actes ignobles par des messages convenus. Islamistes et extrémistes de droite, vos mots, vos discours et vos paroles de haine déversées sur les réseaux sociaux ont un impact. Vous ne pouvez pas continuer à vous déresponsabiliser sans cesse. En l’occurrence, que les représentants et les élus d’extrême droite arrêtent de se cacher derrière de grands discours qui nient la haine contre les musulmans tout en prônant une laïcité totalement dévoyée et incomprise. Qu’ils cessent de se tapir derrière un pseudo-combat contre l’islamisme qu’ils prennent souvent comme prétexte pour haïr en bloc tous les musulmans. Une vraie lutte contre l’islamisme doit savoir distinguer ce qui relève de l’islam politique, une idéologie, et ce qui concerne la foi et la spiritualité islamique, c’est-à-dire l’intégrité de la personne.
À titre d’exemple, les réactions de l’extrême droite face à la proposition des Voix d’un islam éclairé, celle d’un islam spirituel et progressiste (présenté dans l’étude Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste), sont révélatrices de ses contradictions et de son hypocrisie. Les plus virulentes rejettent en bloc ce que nous proposons : peu importe le type d’islam que nous incarnons, notre principal défaut serait d’être encore musulmanes et musulmans, de vouloir ouvrir une mosquée et de nous référer à l’islam. Certains nous accusent même de faire de la dissimulation (taqiyya) pour mieux islamiser la France, une obsession récurrente de la théorie du grand remplacement.
On prend alors conscience que toutes les tentatives de dédiabolisation de la part des élus de l’extrême droite ne sont que poudre aux yeux et malhonnêteté intellectuelle puisque les musulmans non-islamistes qui vivent un islam spirituel et progressiste sont aussi essentialisés dans leur « nature de musulmanes et de musulmans », quels que soient les contre-discours qu’ils élaborent. Ces partisans virulents de l’extrême droite estiment qu’un islam éclairé ne peut pas exister puisque le Coran serait, à leurs yeux, atemporel et intrinsèquement violent, et que les musulmans n’auraient pas le droit de l’interpréter. En ne cessant de marteler ces idées mensongères, ils cautionnent des arguments qui sont précisément avancés par l’idéologie islamiste et qui visent à disqualifier toutes les tentatives de vivre autrement l’islam en rejetant systématiquement la liberté et l’esprit critique. Les deux extrêmes finissent toujours par se rejoindre et se nourrir mutuellement…
Les partisans d’extrême droite les moins virulents ne savent pas trop quoi faire avec cet islam spirituel et progressiste que nous incarnons au sein des Voix d’un islam éclairé. Certains nous regardent avec circonspection, parfois même avec condescendance, en se demandant si nous sommes encore musulmans, en estimant qu’il n’y a plus rien d’islamique dans les valeurs que nous définissons, car selon eux, « l’islam progressiste » serait un oxymore. Chez certains islamistes, il paraîtrait même que la mosquée Sîmorgh serait islamophobe et que les mots « islam » et « mosquée » seraient déjà pris, comme s’il y avait des droits d’auteur à payer. D’autres personnes affiliées à l’extrême droite peuvent parfois se laisser séduire par ce que nous proposons. Nous ne sommes pas dupes. Les extrémistes de droite qui cherchent à se dédiaboliser et à se désolidariser des groupuscules identitaires les plus violents sont toujours à l’affût des musulmans qui dénoncent le comportement de certains de leurs coreligionnaires. Cela permet à cette frange nauséabonde du paysage politique de se tailler une nouvelle notoriété en acceptant de soutenir des musulmans mais uniquement ceux qu’ils estiment être « modérés » donc, selon eux, modérément musulmans.
Nous entendons les mêmes remarques du côté des islamistes : ces derniers, tous en cœur avec les extrémistes de droite, se permettent de nous dénier le qualificatif de musulmans et de mesurer notre niveau d’islamité. Pour eux, les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité que nous prônons seraient étrangères à l’islam. Vouloir les incorporer à notre religion reviendrait à la dénaturer. Sauf que ces partisans d’extrême droite, tout comme les islamistes, n’ont pas compris que si nous nous levons aujourd’hui pour proposer le projet de la mosquée Sîmorgh, ce n’est ni pour détruire l’islam, ni pour manquer de respect aux musulmans, mais bien pour redonner toute sa beauté à cet héritage et pour offrir un lieu de culte adapté aux valeurs de celles et ceux qui ont besoin d’une alternative à un islam conservateur. Les partisans de l’extrême droite et de l’islamisme n’ont visiblement pas saisi que nous sommes profondément musulmans, que nous pratiquons, et que c’est justement cette religion, avec ses textes, ses dogmes, ses rites et ses traditions, qui nourrit notre vision progressiste, spirituelle et éclairée de l’islam.
Malgré les kilomètres qui nous séparent de la Nouvelle-Zélande, il faut tirer les leçons de l’attentat terroriste de Christchurch. Nous voulons faire entendre nos voix pour affirmer haut et fort que l’islam est totalement compatible avec la République française, n’en déplaise à certains polémistes qui refusent d’accepter que l’islam ne se réduit pas à l’islamisme. Nous voulons faire entendre nos voix pour affirmer haut et fort que l’islam est conciliable avec des valeurs de liberté et d’esprit critique, d’ouverture et de pluralisme, d’humanisme et d’universalisme. Ces principes ne sont pas le monopole d’un « Occident blanc judéo-chrétien » fantasmé, mais ils appartiennent au patrimoine de l’humanité et se retrouvent dans les enseignements spirituels de toutes les religions.
Oui nous dénonçons le comportement violent, dogmatique et obscurantiste de certains de nos coreligionnaires. Oui nous nous opposons à tout ce qui porte atteinte à la dignité humaine dans les lectures rétrogrades du Coran et de la Sunna. Mais nous dénonçons aussi toutes les discriminations comme l’islamophobie, tout ce mépris envers les musulmans qui aboutit aux scènes d’une extrême violence auxquelles nous venons d’assister. Cette discrimination est devenue l’occasion pour diffuser des idées xénophobes qui, contrairement à ce que prétendent certains, n’ont rien à voir avec une démarche d’esprit critique. C’est l’occasion de définir ce qu’est l’islamophobie et ce qu’elle n’est pas. D’une part, l’islamophobie qui se cache derrière un pseudo-anti-islamisme est un prétexte pour dissimuler un véritable « racisme antimusulman » issu d’une idéologie xénophobe qui, par ailleurs, confond une origine et un choix de vie spirituelle.
D’autre part, le combat contre l’islamophobie ainsi que cette terminologie ne sont pas le monopole des islamistes qui en profitent bien trop souvent pour criminaliser la possibilité de critiquer certaines lectures de l’islam comme celles de l’islamisme et pour camoufler un discours essentialiste et communautariste anti-Occident. Ainsi, on ne peut pas confondre l’anti-islamisme et l’islamophobie. Dans un cas, il s’agit de critiquer une idéologie politique et sociale (l’islamisme) ; dans l’autre, ce sont des individus qui sont attaqués (les musulmans). On peut ainsi qualifier un acte d’islamophobe lorsqu’il s’en prend à l’intégrité physique ou morale de personnes en raison de leur confession musulmane comme ce fut le cas à Christchurch. En revanche, on ne peut pas qualifier une pensée d’islamophobe qui tente d’élaborer de nouvelles interprétations des dogmes et des pratiques de l’islam. Mais l’islamophobie n’est pas l’unique préoccupation du mouvement des Voix d’un islam éclairé, loin de là.
Nous dénonçons au même titre l’antisémitisme, la LGBTI-phobie, la misogynie, toute violence et tout racisme, d’où qu’ils viennent. Nous ne faisons aucune hiérarchie dans ces luttes qui sont les nôtres car elles visent toutes à préserver la dignité humaine. Notre critique de certaines interprétations de l’islam ne se mettra jamais au service d’un discours malveillant qui sélectionnerait les types de discriminations à combattre, en privilégiant par exemple exclusivement la lutte contre l’islamophobie au détriment des autres formes de racisme et de xénophobie. Cette critique constructive doit au contraire permettre d’insérer paisiblement l’islam dans la République et de retisser des liens au sein de nos sociétés contemporaines, décousus systématiquement par des semeurs de haine issus de tous les horizons, de l’extrême droite à l’islamisme, et dont les fruits pourris sont régulièrement récoltés par les terroristes de tous bords. »
Eva Janadin
Source : « Terrorisme d’extrême droite, terrorisme islamiste : la convergence des haines », Oumma, 19 mars 2019