« L’approche progressiste du soufisme expliquée » (Anne-Sophie Monsinay)
« Le soufisme est à la fois la voie mystique et la voie initiatique de l’islam. Le soufi conçoit son rapport à Dieu par un lien d’amour duquel découle une transformation intérieure grâce à la pratique religieuse. René Guénon considère que la mystique n’a pas sa place dans le cheminement initiatique musulman. (1) Or, cela reviendrait à nier l’amour reliant le Créateur à sa créature, relation exprimée coraniquement par les termes « Wadud » (Amant fidèle) ou « Rahim » désignant, d’après le Lexique coranique de Maurice Gloton, l’Amour matriciel, c’est-à-dire l’Amour créateur et inconditionnel.
Rappelons que cet Amour inconditionnel de Dieu est présent en en-tête de presque toutes les sourates du Coran (« Au Nom de Dieu le Tout-Rayonnant d’Amour, le Très Rayonnant d’Amour ») et induit que tous propos tenus par la suite se fait sous l’aval de cette Parole.
De nombreux soufis ont expérimenté l’Amour divin. Nous prendrons ici l’exemple de Ruzbehan : « Je me faisais du souci de ce qui est éternel, tâchant de me détourner du créaturel. Alors Dieu se montra à moi dans le Conseil sacrosaint (Majlis al-Qods), sous une forme d’une beauté telle qu’elle enchaînait à elle tous les fidèles d’amour. Il s’approcha de moi en disant : Allons ! Il n’y a pas de quoi te mettre en peine à ce sujet. J’avais l’impression que lui répugnait mon souci de maintenir sa transcendance à l’écart des représentations imaginatives. Mon cœur s’enchanta de cette théophanie sous une forme appropriée au secret de mon amour. Ainsi, je restais dans l’extase, les soupirs et les larmes, jusqu’au matin. Puis il se montra à moi à chaque heure sous un attribut nouveau d’entre les groupes des Lumières prééternelles. » (2)
L’appel transcendantal fait écho à la présence divine en nous-même
La mystique concerne toutes les religions qui conceptualisent le divin comme une Transcendance car, dès lors, la séparation avec notre Essence divine conditionnée par notre incarnation terrestre entraîne cet élan d’amour intrinsèque.
Cet appel transcendantal fait écho à la présence divine en nous-même. Il ne peut y avoir de transcendance sans immanence. Le Coran l’évoque à de nombreuses reprises notamment dans les versets relatant la conception d’Adam, archétype de l’humanité qui, tant qu’il n’est pas incarné, comprend à la fois les pôles masculin et féminin. Dieu insuffle en Adam « de Son Esprit », en arabe ruh (Coran 38 : 72), et fait de lui son successeur ou représentant sur terre, en arabe khalifa (Coran 2 : 30). Cette nature divine n’est confiée qu’à l’être humain et oblige les anges à se prosterner devant son rang sacré.
Ce Dépôt confié, cet amana (Coran 33 : 72), est la présence de Dieu en nous. Il explique l’expérience d’amour par la similitude de son Essence à l’Essence divine transcendante, comme deux aimants ou amants séparés l’un de l’autre. Néanmoins, ce dépôt est voilé et doit, d’après le Coran, être « mis en œuvre » (Coran 19 : 96). C’est alors que commence l’initiation du soufi.
Le chemin initiatique renvoie au travail spirituel effectué pour se transformer intérieurement dans le but de se Réaliser spirituellement, de s’éveiller. Pour le soufi, les pratiques spirituelles sont les outils qui permettent d’atteindre cette réalisation. La mystique et le chemin initiatique sont liés, car en islam, comme pour toutes les religions abrahamiques, l’initiation spirituelle passe et utilise le mysticisme. L’Amour de Dieu, ressenti et expérimenté par le soufi, est la motivation qui le pousse à travailler davantage sur lui, dans l’espoir d’atteindre cette union avec le divin. Loin d’être séparés, l’initiation et la mystique sont les deux faces d’une même pièce qui façonne l’intériorité du cheminant durant son initiation mystique.
Quelle approche progressiste du soufisme ?
Le progressisme renvoie à l’idée d’un progrès social initié à l’époque de la Révélation coranique (incitation à libérer les esclaves, droit à l’héritage pour les femmes ou limitation de la polygamie), que nous devons prolonger aujourd’hui, en prenant en compte le contexte actuel. Avec ces mesures révolutionnaires, le Coran met en place une véritable pédagogie divine en montrant la direction à suivre pour les futurs lecteurs du Texte saint. Chaque musulman devrait alors poursuivre ce progrès, en s’attachant à l’esprit du texte plutôt qu’à la lettre, afin d’être toujours en avance sur leur temps.
Concernant le soufisme, une vision progressiste consiste à adapter les structures ou la forme qu’ont pu prendre les enseignements au fil du temps de façon à offrir une plus grande efficacité, en adéquation avec nos modes de vie actuels et les besoins spirituels de chacun. Ainsi, le soufisme progressiste aura quelques divergences sur la forme par rapport au soufisme traditionnel et peut être plus spécifiquement avec les organisations sous forme confrériques développées depuis le XIIIe siècle.
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Le rite comme un outil plutôt qu’une fin en soi
Une approche spirituelle, mystique et initiatique du Coran suppose un rapport à Dieu et au texte coranique totalement différent de l’approche classique. Pour le mystique, Dieu n’est pas l’Être transcendant qu’il faudrait craindre et auquel il faudrait obéir sous peine de brûler dans les flammes de l’Enfer. Le mystique ne pratique pas parce que Dieu le demande, ni pour lui faire plaisir – Dieu est autosuffisant et n’a nul besoin de nos actes d’adoration pour être. Pour contempler la Face de Dieu, appliquer les rites à la lettre et dans leur forme ne suffit pas.
C’est tout un travail de transformation intérieure que le mystique va opérer grâce à différentes techniques et attitudes dans le monde afin de pouvoir arriver à une véritable contemplation intérieure de la Face de Dieu. La forme de la pratique, bien qu’elle revête un sens profond, n’a de sens qu’accompagnée d’une profonde intention et compréhension.
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Ainsi, le Coran n’est pas un texte contraignant prescrivant des ordonnances et des interdictions mais un guide nous donnant des enseignements spirituels et des outils pratiques pour les mettre en œuvre. Il n’y a donc aucune conséquence à rater une prière, à prier autrement, à ne pas jeûner ou adapter son jeûne. Le Coran propose des outils, à nous de voir s’ils sont efficaces aujourd’hui pour notre cheminement spirituel. La réponse différera selon les individus et la personnalité spirituelle de chacun. L’intention et l’état de présence sont la clef. Il s’agit de ne plus voir les pratiques religieuses comme des fins en soi ni dans une logique de comptable mais comme des outils permettant d’arriver à un objectif spirituel. Cette nouvelle façon d’envisager son rapport à Dieu modifie radicalement la perception de la vie spirituelle et religieuse. (3)
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Ceci dit, le soufisme, qu’il soit progressiste ou traditionaliste, est un chemin rigoureux qui nécessite un réel engagement de la part du disciple et une implication constante et régulière dans ses pratiques religieuses. Être progressiste ne signifie pas être opposé aux rituels car nous considérons que les rites peuvent exister en dehors d’une orthopraxie centrée sur l’injonction normative. Adapter ses pratiques ne signifie pas rejeter le rite. La ritualité n’est pas le monopole de l’orthopraxie. Nous contestons la rigidité des rituels, dont les aspects formels ont pris une plus grande importance que le sens auquel ils renvoient, mais pas le rituel en tant que tel.
Au contraire, la régularité et la répétition d’un rite sont les leviers qui permettent au cheminant d’entreprendre la transformation intérieure à laquelle il aspire dans sa voie spirituelle. Le Coran propose de nombreuses formes de pratiques spirituelles que chaque croyant peut s’approprier. À ce titre, l’association des Voix d’un islam éclairé organise le 10 mars une grande journée d’étude autour de la thématique du rite. Cette journée sera l’occasion de réfléchir, avec les participants présents, sur le sens du rite à la lumière d’un corpus de sources islamiques issues notamment du Coran et de textes soufis.
La variété des figures d’inspiration et la question du maître spirituel
A l’instar des maîtres et saints soufis qui sont aussi bien de culture sunnite que chiite, nous intégrons leur héritage et leur modèle dans toute sa diversité. Sohrawardi, Rumi, Ibn Arabi, Attar, Ruzbenhan sont autant de figures qui inspirent aussi bien nos travaux que nos cheminements spirituels. D’autant plus qu’ils incarnent la diversité de la forme que peut prendre le soufisme : Ibn ʿArabi n’a pas eu de maître spirituel officiel alors que Rumi était rattaché à son maître Shams de Tabriz, avec lequel il a eu une relation fusionnelle, pleine d’amour et de confiance, qui lui a permis de devenir le grand mystique que nous connaissons.
Le modèle du maître spirituel dans un cheminement initiatique n’est absolument pas remis en cause par notre vision du soufisme. Critiquer les oulémas et les conceptions rigides qu’ont pu prendre certaines formes du soufisme, tels l’orthopraxie rigoriste, la soumission totale aux idées d’un groupe et la perte du jugement critique, ne signifie pas jeter le bébé avec l’eau du bain et renier toute référence à un maître ou à une figure soufie reconnue.
Exercer son esprit critique et son discernement spirituel est une injonction coranique (Coran 38 : 29) reprise également par Djalal-al-Din Rumi qui met en garde, dans le Mathnawi – La quête de l’Absolu (Editions du Rocher, 2014), contre le suivisme aveugle des anciens :
« Un paysan attacha un bœuf dans l’étable : un lion mangea son bœuf et s’assit à sa place. Le paysan alla à l’étable voir son bœuf : l’homme, tâtonnant dans les coins, cherchait son bœuf la nuit. Il frottait de sa main les membres du lion, le dos, le côté, tantôt en dessous, tantôt en dessus. Le lion dit : « Si la lumière grandissait, sa vésicule biliaire éclaterait et son cœur se transformerait en sang. Il me caresse ainsi avec tant d’audace parce que dans cette obscurité il pense que je suis le bœuf. » Dieu dit : « O dupe aveugle, le mont Sinaï ne s’est-il pas écroulé devant Mon Nom ? Car si Nous avions fait descendre ce livre sur la montagne, elle aurait été fendue, puis mise en pièces, et ensuite elle aurait disparu. Si le mont Ohod M’avait connu, le sang aurait jailli en jets de la montagne. » Tu as entendu cela de ton père et de ta mère ; en conséquence tu l’as admis sans réfléchir. Si tu viens à Le connaître sans imitation aveugle, par Sa grâce tu deviendras immatériel, comme une voix venue du Ciel. Écoute cette histoire comme un avertissement, afin de comprendre l’effet désastreux de l’imitation aveugle. »
Nous n’imposons pas le modèle du maître spirituel car, de notre point de vue, le soufisme ne se limite pas au lien maître-disciple. Comment pourrait-on exiger ce lien et en faire une condition sine qua non compte tenu du degré d’engagement et de confiance qu’implique une relation entre un maître et son disciple ? D’autant plus que la demande et l’attrait pour la quête spirituelle est croissante et que le nombre de maîtres réalisés n’augmente pas, ne permettant pas d’y répondre avec l’investissement qu’implique une telle relation.
Ibn ʿArabi en est bien sûr l’exemple mais il convient également de citer Sohrawardi qui n’avait pas non plus de maître spirituel et a développé une théosophie mystique mêlant des héritages soufis, platoniciens, zoroastriens et péripatéticiens :
« Alors, ce n’est pas sans ironie qu’il nous est arrivé de lire récemment le reproche fait à l’un de nos confrères, pour avoir classé Sohrawardi parmi les soufis, alors que, lui disait-on, Sohrawardi était un philosophe hellénisant n’ayant aucun rapport avec quelque tariqa de soufisme « régulièrement constituée ». Or, on donne en général le nom de « philosophes hellénisants » à ceux que Sohrawardi exclut de la « voie royale », parce qu’ils n’ont été que des philosophes sans plus. Lui-même donc ne saurait être un de ces « philosophes hellénisants ». Quant à faire dépendre l’appartenance au soufisme d’on ne sait quel diplôme, document ou investiture, cette conception canonique et bureaucratique est une manie occidentale, étrangère aux « orientaux » de Sohrawardi. La tradition « régulière » à laquelle il se rattache, Sohrawardi ne s’est pas contenté de la montrer, il lui a donné la vie. L’ascendance spirituelle est un témoignage ; elle ne se prouve pas par des documents d’archives, mais par le mode d’être, de vivre et de penser, sur lequel on se modèle. » (4).
Le soufisme progressiste se rattache pleinement à la révélation coranique
Le soufisme est un « mode d’être, de vivre et de penser, sur lequel on se modèle » (4), c’est-à-dire un engagement dans un chemin à la fois initiatique et mystique prenant une coloration islamique dans sa forme. Le soufisme progressiste ne peut donc aucunement être associé au New Age puisqu’il se réfère aux grands maîtres du soufisme et se rattache pleinement à la révélation coranique aussi bien par ses pratiques et ses enseignements que par son esprit progressiste.
L’islam offre tout d’abord un lien direct avec Dieu et avec la Parole coranique en nous invitant à une perpétuelle réflexion sur ses versets et à une méditation profonde du lien unissant le Créateur et sa création dans une contemplation mystique de la nature et de la cosmologie. Elle s’enrichit également des révélations l’ayant précédées et dont elle est la continuité, offrant ainsi des modèles de réalisation que sont les prophètes et qui, par la diversité de leur personnalité spirituelle, sont une source constante de méditation et d’inspiration. Cette richesse spirituelle ne peut être réduite à un simple code de conduite visant à plaire à Dieu ou à un refuge identitaire et communautaire. Sa puissance ne peut se vivre que par l’expérience, l’expérience de Dieu, l’expérience de la multiplicité des sens du Coran et l’expérience des prophètes. »
(1) René Guénon, Aperçus sur l’initiation, Les éditions traditionnelles, 1946, chapitre 1.
(2) Ruzbehan, « Kashf al-asrar », cité par Henry Corbin, En islam iranien – Les fidèles d’amour, shî’isme et soufisme, p. 55.
(3) Propos repris et développés dans Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste, Anne-Sophie Monsinay et Eva Janadin, Fondapol, février 2019, disponible ici.
(4) Henry Corbin, En islam iranien – Sohrawardi et les Platoniciens de Perse, Gallimard, 1991, p. 339.
3 Commentaires
nono
salam Il me semble qu une petite erreur a dû se glisser dans un numero de verset cité plus haut au lieu des 40-28 et 29 je crois que les versets sont les 38- 71 et 72... bien fraternellement
Anne-Sophie Monsinay
Salam, Effectivement, merci beaucoup ! C'est corrigé.
Pr S. Feye
Il serait intéressant de prendre conscience de l'intérêt de la correspondance que René Guénon a entretenue pendant 3 ans avec le peintre-hermétiste Louis Cattiaux (Paris-Le Caire, Éditions du Miroir d'Isis, Ways-Belgique) (ISBN 978-2-917485-02-6). Cordialement